
Robert Gangloff est mort le 13 mai 2009 à soixante et
un ans, après quarante et un ans de sursis.
En fait, Robert Gangloff, dit « Kiki »,
avait été condamné le 22 janvier 1968 à quarante et
une années de vie supplémentaires pour avoir enfreint
le strict règlement auquel les sous-mariniers sont
astreints.
Robert, né le 26 janvier 1948, avait passé la soirée
du 21 janvier à fêter ses vingt ans, avec un peu
d’avance, dans le quartier chaud de
« Chicago » à Toulon, entouré de quelques
copains. Devant embarquer sur « La Minerve »
le lendemain, il comptait bien récidiver avec ses
camarades sous-mariniers, et à cet effet il avait
planqué une bouteille de whisky dans sa vareuse.
Manque de chance (?), un gradé a découvert le
corps du délit.
-
Robert, vous n’embarquez pas, vous allez passer
quelques jours au « gnouf » en attendant
notre retour, pour vous rappeler que l’alcool est
interdit dans un sous-marin.
Ce n’est que le le 28 janvier, que l’infortuné
( ?) quartier-maître toujours aux
« arrêts » apprit le drame : La Minerve
avait disparu corps et biens le 27 janvier. Le
submersible avait plongé à une dizaine de milles au
sud du cap Sicié vers les sept heures avec ses
cinquante-deux hommes d’équipage, dans cette zone où
la profondeur peut atteindre 2000 mètres.
Une heure plus tard, La Minerve ne répondait plus
lors des exercices de liaison radio. Tous les navires
et les avions militaires disponibles dans la région se
mirent à sa recherche. Peine perdue. L’on ne sut
jamais la cause réelle de ce drame : le mauvais
temps qui sévissait, un choc avec un pétrolier qui se
trouvait dans la zone, ou bien La Minerve aurait-elle
été torpillée par un sous-marin soviétique lors d’une
mission secrète ?
Robert et une demi-douzaine d’autres sous-mariniers,
en permission ou malades, furent considérés comme des
rescapés. Le Président de la République exprima sa
compassion pour leur douleur. Le général de Gaulle qui
avait été profondément bouleversé par ce drame, porta
le crêpe à sa manche en signe de deuil pendant un
mois.
Mais Robert, à l’instant même où il apprit
l’effroyable nouvelle, se reprocha d’avoir échappé à
la tragédie. Il aurait voulu disparaître avec ses
compagnons. Son meilleur ami, Michel, n’était plus.
Peu de temps après il démissionna de la Marine. Il
quitta Toulon et n’y remit plus jamais les pieds. Il
ne pouvait plus supporter de voir un sous-marin, un
navire quel qu’il soit et même un uniforme militaire.
Pourtant la Marine était sa passion ; il voulait
y faire carrière.
Il faut dire que son militaire de père l’avait guidé
vers ce choix dès l’enfance.
Son père Pierre-Jean-Eugène Gangloff, qui, par un de
ces hasards insoupçonnables de l’histoire était un
miraculé de la Deuxième Guerre mondiale.
Le 18 novembre 1940 sa compagnie fut débusquée par
les Allemands. Ses compagnons et lui furent
repoussés vers une fondrière où ils tombèrent et où
ils furent tirés comme des lapins. Dès qu’il toucha le
fond du ravin, Pierre fit le mort. Les cadavres de ses
camarades le recouvrirent. Après leur exploit, les
Allemands dressèrent leur camps, mangèrent,
burent, burent encore en chantant à tue-tête. Pierre
Gangloff grelottait de froid, n’osait bouger,
respirait à peine.
Lorsqu’au bout de la nuit les Allemands furent tous
endormis, Pierre Gangloff s’extirpa du milieu des
morts tel un zombie. Il s’enfuit. Mais toute sa vie,
lui déjà, ne put oublier cette vision de cauchemar qui
lui mina l’âme et le cœur. Le contact de ses camarades
morts lui colla à la peau jusqu'à son dernier jour, le
28 juillet 1978, à cinquante-huit ans.
Robert s’échina à fuir cet enchaînement de destins
hors du commun. Durant ces quarante et une années,
malgré tous ses efforts pour oublier, les visages, les
rires, les coups de gueule, les plaisanteries de ses
camarades de La Minerve lui revenaient trop souvent à
la mémoire… et vite, il s’isolait pour ne pas montrer
ces larmes qu’il ne pouvait retenir.
Pas un jour où il ne se dise :
-
Mais qu’est-ce que je fous ici bordel ?
Il se jeta à corps perdu dans tous les dérivatifs
possibles : en assumant son dur travail de
chaudronnier avec l’énergie d’un Stakhanov, tout en
brûlant la vie par les deux bouts de la
chandelle : « cigarettes, whisky et p’tites
pépées ». Mais est-ce vraiment ça la vie ?
Et si « c’est bon d’les aimer », ce n’est
pas ça non plus qui peut effacer ce goût amer que
prend le quotidien, jour après jour.
Sa vie, elle lui semblait surtout une trop longue
punition.
Gageons que sa dernière pensée fut encore pour ses 52
compagnons qu’il allait enfin retrouver.
Susurreront-ils encore à son oreille, comme chaque
nuit, que lui, il avait eu de la chance ?
Car sa véritable délivrance, il savait que c’était de
les rejoindre dans la majesté du profond silence, dans
l’éternel oubli.
Nous aussi, du haut du cap Sicié, ayons une
pensée pour ces marins disparus, et pour ceux auxquels
ils manquent à jamais.
En 2018, cela fera cinquante ans que
l’incompréhensible aura plongé des familles dans la
stupeur ; et il faut espérer qu’enfin la Grande
Muette apportera la vérité à tous ceux qui auraient
tant voulu comprendre. Du moins à ceux qui seront
encore là pour l’entendre.