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![]() Bone - Algérie Cours Bertagna
[…] À cinq ans on commence à prendre conscience du monde… Et quel monde ! C’était vraiment pas de chance… Une guerre venait à peine de finir, qu’une autre commençait… Et justement, là où ils arrivaient… Repartir ? Les médias de l’époque valaient bien ceux du siècle suivant, mêmes mensonges, même ignorance, même irresponsabilité. Ce n’était pas la guerre qu’ils disaient… Seulement quelques bandits… Mais dès que Sébastien commença à savoir lire, il prit en pleine poire les titres sanguinolents de La Dépêche de Bône. Des familles massacrées, les femmes et les filles violées sous les yeux de leurs maris, de leurs pères, puis tous égorgés sans autre forme de procès. C’était d’abord loin, dans les campagnes… Mais bientôt il remarqua les vitres des bus qui avaient été grillagées. Les "terroristes" jetaient des grenades par les fenêtres… À chaque fois, ça faisait beaucoup de morts et de blessés. Le coupable était souvent rattrapé et lynché sur place. Des morts inconnus… Jusqu’à ce qu’un matin, au collège, dans sa classe, Jacky ne réponde pas présent… C’était un camarade tranquille, gentil, pas agressif pour deux sous. Son père était prof de maths. Communiste… Pour l’indépendance de l’Algérie… Le sbire de l’OAS avait déposé le plastic sur la porte, il avait sonné et s’était tiré... Mais ce n’était pas le père qui était venu ouvrir... Jacky avait été totalement déchiqueté.
Rachid aussi… Ça l’avait frappé Sébastien, au plus profond de lui-même… Rachid n’avait pas vingt ans, il habitait la même HLM. Sébastien l’admirait parce qu’il était beau comme un dieu grec. Il faisait une heure de culturisme par jour. C’était comme un grand frère. Un samedi soir Rachid a pris la vieille 403 de son père pour aller faire la fête avec des copains, mais dès qu’il a mis le contact, la voiture a explosé… Son père qui était facteur, faisait aussi le messager pour le FLN. Il était sur la liste noire de l’OAS. Ce sont toujours les autres qui meurent… Jusqu’au jour où Sébastien est passé à vélo devant la grande boucherie « Chez Grec Frères », rue Thiers. Il avait toujours en mémoire le dessin sur le papier avec lequel ils enveloppaient la marchandise… Ça représentait un gamin qui tirait un cochon, une corde au cou… L’animal résistait en pleurant et le gosse lui disait : « Pleure pas gros bêta, puisque tu vas chez Grec Frères »… Sébastien avait dépassé la boucherie d’à peine une vingtaine de mètres, qu’une bombe sautait dans la boutique. C’est si facile d’oublier un cabas dans un coin… Six ou sept morts, une dizaine de blessés… Des morceaux de viande jusque dans la rue… C’était pas passé loin… C’était pas son heure… C’était la guerre… Sébastien était entré dans l’adolescence en planant sur la surface des choses. Tout ça était-il réel ? Oh terre d’Algérie, tu vis sous la splendeur de ton soleil… Mais pourquoi les enfants devaient-ils mourir ? À l’époque, on n’entrait pas au collège comme ça… Sébastien aurait dû redoubler le CM2, mais ses parents préféraient le mettre dans un collège privé, quitte à se saigner aux quatre veines… Avec une innocente ingratitude, Sébastien continua pourtant sur sa lancée d’élève médiocre… Finalement ça valait peut-être mieux pour lui. Tous les premiers de la classe étaient les chouchous des curés… Et que je te caresse par-ci… Et que je te passe la main dans les cheveux par-là… Et que je te susurre des mots doux à l’oreille… Il n’aurait pas supporté Sébastien… En plus, ils sentaient fort de la soutane… Et bien sûr, les chouchous étaient les souffre-douleur des autres élèves… Ils se faisaient traiter de pédés et se faisaient mettre des dattes dans les couloirs. À l’époque c’était motus et bouche cousue…Le gang des tripoteurs intouchables… C’était l’évidence dont il ne fallait surtout pas parler. Et puis ce fut la fuite encore…La débandade… La valise ou le cercueil… La cohue dans la fièvre et la peur… Chacun pour soi pour trouver une place dans un avion ou dans la cale d’un bateau.… Selon qu’on est riche ou misérable…Pour caser d’abord la grand-mère, puis les enfants… « On se retrouvera peut-être en France plus tard… » Ceux qui n’avaient rien ou presque rien, ont tout laissé… Ceux qui avaient tout étaient partis depuis longtemps, avec tout… Sébastien, déjà pas bien en avance, dut redoubler sa seconde. Il s’est retrouvé au lycée Joffre à Montpellier. Un des premiers arrivés… Plutôt déboussolé… Mais à cette époque les réfugiés et les victimes de cataclysme n’étaient pas accueillis par des psychologues et autres fonctionnaires de la compassion. En guise de message de bienvenue, ses nouveaux camarades de classe lui demandaient tout simplement de retourner chez les Arabes… Se faire traiter de sale pied-noir après s’être fait traité de frangaoui… Ça laisse rêveur…Etranger partout… Les conflits résultent le plus souvent de l’ignorance… Et de l’ignorance, naît la hargne populaire qui arrange bien ceux qui savent… Pour Sébastien la vie reprit le dessus. Mais son père n’était pas fonctionnaire et à cinquante ans, il ne put décrocher que des petits boulots… Du porte à porte… Monter et descendre les étages toute la journée pour trois fois rien… C’est pas bon pour le moral. Il est tombé malade, tuberculose, sanatorium. La mère de Sébastien dut faire des ménages pour survivre et lui-même travailler toutes ses vacances scolaires pour payer ses études, auxquelles du coup, il s’est accroché un peu plus. Son premier job, à dix-sept ans, serveur de restaurant au mess des sous-officiers de « L’Esplanade ». Dans ce microcosme, Sébastien découvrit l’humanité dans toute sa grossièreté. Un mess dont le gérant était un ancien adjudant et les clients des petits vieux retraités de l’armée et des petites vieilles veuves de militaires. C’est la femme de l’adjudant qui portait la culotte. Tout de suite elle a fait comprendre à Sébastien qui était le patron. Après qu’il eut balayé le sol, elle venait tourner les tables et l’enguirlandait parce que dessous, c’était encore sale… Evidemment… Pour que le métier rentre, elle disait…Une vraie garce. Une salope aussi, c’était la serveuse qui travaillait là à l’année. Un jour Sébastien renversa un plateau de verres… Une vingtaine de cassés… Personne n’avait rien vu et rien entendu, sauf Evelyne accourue pour l’aider à ramasser les morceaux, en lui promettant de ne rien dire…Tu parles… À la fin du mois l’adjudant a déduit de sa paye le nombre exact de verres cassés… L’enfoiré… Plus tard Sébastien se dit que c’était parce qu’il n’avait pas su y faire avec Evelyne. Elle l’aguichait mais il ne s’en rendait pas vraiment compte… Elle avait environ quarante cinq ans… Plus vieille que sa mère… Il pouvait pas imaginer… En cuisine il y avait deux aides-cuistots, deux bidasses, à peine plus âgés que lui… Toujours en train de déconner. Surtout Georges. Sébastien les avait surpris plus d’une fois Evelyne et lui, debout dans le cagibi aux balais en train de coïter ferme. Déconneur aussi Marcel, le chef, un ancien de la marine. Ils l’avaient foutu dehors… Il faisait tache dans La Royale. Ici il ne dépareillait pas vraiment. Des fois il se baladait dans la cuisine avec la queue en l’air… Ça l’inspirait… « La cuisine c’est de l’art », qu’il disait en se marrant. Un jour que Sébastien amenait des rognons au madère à un client, il se prit la manche dans la clenche de la porte de la cuisine. Tout ce qui était sur le plateau est parti en vol plané dans le couloir. Personne n’avait rien entendu à part Marcel qui est arrivé en rigolant, avec une pelle et une balayette. Il a ramassé les rognons et les a remis dans le plat en inox… - Viens, on va rajouter un peu de sauce, y verront que du feu. Un soir un colonel est venu dîner. Pendant que l’adjudant s’affairait à mettre les petits plats dans les grands, en cuisine c’était la foire… Marcel, la salope et les deux bidasses défilaient au pas cadencé autour du fourneau central et à chaque fois qu’ils passaient devant le faitout où chauffait la soupe, ils crachaient dedans. Sébastien n’en revenait pas… Et pourtant, il n’avait pas encore tout vu… Tous les soirs vers dix-huit heures, Balouba venait frapper à la porte de service de la cuisine. Une tradition, ça faisait dix ans que les cuistots lui remplissaient sa gamelle et lui filaient une chopine de rouge. C’était un ancien de la légion étrangère. Il touchait cent francs de pension par mois… Pas de quoi se soûler au Gevrey-Chambertin. Pourtant il lui fallait bien boire pour oublier tous ses copains sénégalais morts pour la France, pour pas un rond… « Qui c’est qui a ouvert la route lors du débarquement en Provence ? » qu’il disait. « Les bataillons d’Afrique bordel !.. Les seuls qui sont morts, c’est bien les Africains et les Arabes !.. » Ça faisait rire tout le monde… C’est tellement plus facile… Et puis d’abord de quoi il se plaignait Balouba ?.. Il était clochard municipal, attitré, reconnu, respecté. D’ailleurs sur sa vareuse mitée et super crade, il avait épinglé toutes ses décorations… Il était le symbole vivant d’un empire en déliquescence… Un soir donc, il arrive avec sa gamelle. Il tape contre la porte qui, entrouverte, s’ouvre complètement. Il entre en trébuchant comme tout poivrot qui se respecte et dévale les escaliers de la cave situés juste en face. La porte était grande ouverte, Georges était descendu chercher des conserves. C’est en remontant qu’il découvrit Balouba au bas des marches. On appela les pompiers et ce sont les flics qui sont venus avec le panier à salade. Ils ont remonté le Sénégalais à demi conscient, l’arcade sourcilière ouverte, et l’ont foutu dans le fourgon. Ces cons, au lieu de l’emmener à l’hôpital, ils lui ont fait passer la nuit en cellule de dégrisement… Au petit matin, il était dégrisé, mort. Il n’y a jamais eu d’enquête… Pas de vagues… Mine de rien avec ses petits boulots pendant les vacances, Sébastien avait acquis des annuités de retraite. Sauf avec l’adjudant, qui non content de l’exploiter, fut le seul de ses employeurs occasionnels à ne pas l’avoir déclaré… L’enfoiré !.. […]
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