La prise de conscience du « Père »

   

Au Proche-Orient, un certain nombre de signes montrent le passage des symboles féminins aux symboles masculins. On passe de la maison ronde à un habitat en carré ou en rectangle.

    « Dans le langage universel des formes simples, le cercle ou la sphère désigne ce qui transcende l’homme et reste hors de sa portée (soleil, Dieu) et ce qui se rapporte au germinatif, au matriciel, à l’intime. Au contraire le rectangle… nécessite davantage l’initiative humaine pour exister : la pierre n’est cubique ou rectangulaire que si on la façonne… la courbe est féminine tandis que le droit ou l’anguleux sont masculins… » Jacques Cauvin.

    L’habitat masculin, en carré, peut s’agrandir, il prévoit l’évolution, la progression, l’expansion.

    Également, à partir d’un moment, la fabrication des armes va montrer une recherche d’esthétisme et d’efficacité, alors que l’élevage répond suffisamment aux besoins, et ne la nécessite pas. De même, peu à peu, les figurines et les représentations se « virilisent ».

    « Au [précéramique] la culture traverse un épisode virilisant, qui préfigure la promotion de la mythologie des dieux et des héros combattants [au Bronze]. » Jacques Cauvin, op.cit.

    Cette virilisation des symboles ira de pair avec un nomadisme, qui va se heurter avec les populations sédentaires, encore fidèles pour la plupart à la déesse et à ses valeurs. 

    « On sait maintenant que l’élevage a réellement commencé en milieu sédentaire et que le nomadisme pastoral est un phénomène relativement récent, bien postérieur aux débuts de la production de subsistances. » Jacques Cauvin (page 252).

    L’étude des archéologues sur le terrain et l’analyse des mythes, arrivent aux mêmes conclusions.  Les mythes ne sont pas des fables et des contes, au contraire, c’est  « la voie royale vers la connaissance de tout ce qui a existé, y compris ce qu’on a voulu effacer ou corriger en raison des changements idéologiques. » Françoise Gange, op.cit.

    Dans Avant les Dieux, la Mère universelle (Les Dieux menteurs), Françoise Gange relève que l’une des caractéristiques du patriarcat est la frénésie de la fécondité et que le « nom », est une véritable obsession et l’extinction de la lignée, une véritable calamité.

« Dans la civilisation de la Crète, la terre natale, au lieu d’être appelée "patrie", était nommée "Terre de la Mère" […]  Ici, Zeus (Testub) n’a pas de père, et sa mère est la matière humide terrestre : la "femme" est donc au principe de tout, et "le dieu" est quelque chose d’engendré. On montre sa tombe parce qu’il est mortel. En revanche est immortel le substrat féminin immuable de toute vie. […] Hérodote rappelle que les Lydiens, d’origine crétoise, "ne se distinguaient pas par le nom du père, mais par celui de la mère" ». Julius Evola, Révolte contre le monde moderne.

 

« L’emploi du mot "homme" pour désigner l’humanité dans son ensemble trahit l’influence de traditions patriarcales, mais dans la Crète antique la mère avait un rôle considérable. Loin de vivre recluse comme dans la plupart des pays d’Orient, elle ignore le harem et le purdah [obligation faite aux femmes de couvrir leur corps et de cacher leurs formes] et il ne semble pas qu’elle ait été confinée dans une partie déterminée de la maison […]

Elle circule au milieu de la société crétoise comme une grande dame très adulée, et le jour où la nation créera des divinités, elle les fera apparaître aussi bien sous les traits de déesses que sous des traits de dieux. Will Durant, La vie de la Grèce.

    Dans le Popol Vuh qui raconte l’histoire des Maya-Quichés à l’époque précolombienne, lorsque l’homme découvre son rôle de géniteur,  et instaure le patriarcat non sans résistance de la part des femmes, le père est alors doté d’un statut, son « nom » apparaît : « Vos noms ne périront pas. » (Cité par Raphaël Girard dans Le Popol-Vuh).

    Pour beaucoup, c’est encore un phantasme bien vivace. À l’aube du troisième millénaire, l’homme conçoit la procréation comme au temps de la Bible.

    « Er, l’aîné de Juda, déplut au Seigneur qui le fit mourir[parce qu’il était stérile]. Alors Juda dit à Onan : " Va vers la femme de ton frère, remplis ton devoir de beau-frère, et suscite-lui une postérité." Mais Onan, qui savait que cette postérité ne serait pas à lui, s’épanchait à terre à chaque fois qu’il allait vers la femme de son frère, afin de ne pas donner à celle-ci de postérité. Sa conduite déplut aussi au Seigneur qui le fit mourir. » (Genèse 38, 7-10).

    Notons au passage que l’avis de la veuve est totalement négligé.

    L e mâle humain, dès qu'il comprend son rôle de géniteur, entrevoit dans ses fils sa propre continuation par-delà la mort. Il a enfin trouvé une certaine forme d’immortalité, son fantasme. C’est à ce moment là qu’il prend le pouvoir. Il s'est donc approprié la femme, pour assurer sa descendance personnelle. Il est devenu le père. Il a usurpé le rôle dévolu à la femme, il a ôté le « Principe féminin » de sa vision du monde, et il a donc aussitôt abusé de son nouveau pouvoir. Il a d'abord fait de la femme sa servante afin qu'elle ne lui fasse plus d'ombre. Il s’est surtout approprié la sexualité de la femme, afin d’avoir l’assurance d’être bien le père de ses enfants. Jusqu’aux études sur l’embryon, au XIXe siècle, où l’on a considéré que les caractéristiques biologiques d’un individu représentaient un mélange de celles des deux parents, la femme fut considérée comme un simple moule ; le nouveau-né était censé ne venir que de la semence de l’homme. Pourtant, la simple observation révèle à l’évidence que l’enfant peut ressembler aussi bien au père qu’à la mère. Une conception erronée  héritée d’Aristote qui pensait que l’enfant n’héritait que des qualités de l’homme et que la femme était passive. Il croyait que la femme était comme la terre qui se contentait d’accueillir et de faire pousser la semence.  C’est déjà une première erreur ; tout ce dont a besoin la graine pour devenir plante  se trouve dans la terre et dans l’eau de la pluie. Pour Aristote  l’homme était le « semeur ». Une conception adoptée par l’Eglise, alors qu’elle est contredite par l’enseignement de Jésus.

Mais les croyances, inculquées à grand renforts de conditionnements, se soucient peu des évidences.

 

    Aujourd’hui, nous voyons souvent  que l’homme veut être père ; mais qu’il n’a pas toujours les moyens de son ambition et le sens de ses responsabilités. De plus en plus tôt, il quitte la mère et ses enfants, pour chercher « fortune » ailleurs, en oubliant de verser la pension nécessaire à l’éducation des enfants. L’homme, laissé à lui-même, n’a pas spontanément conscience de ses devoirs essentiels, et agit contre la nature, et comme le précisait déjà Diogène le cynique, il est pire que l’animal. Cet acharnement à obéir au « Croissez et multipliez », est artificiel, résultat du conditionnement religieux et de la liberté non naturelle, mais culturelle, mentale, donnée à un instinct de domination.

    Bien avant l’épisode de Moïse dans la Bible, Sargon (XXIIIe siècle av. J.-C.), comme Gilgamesh dans la mythologie sumérienne, va inaugurer l’ordre patriarcal, en s’arrogeant le pouvoir et en descendant la grande prêtresse de son piédestal pour la mettre à son service. Il était lui-même né d’une grande prêtresse et d’un père inconnu. Il fut abandonné dans une corbeille enduite de bitume et déposée dans l’Euphrate, à l’instar de Moïse, plus tard, abandonné dans le courant du Nil.

    « À dater de Moïse les lois lévites exigent que toute femme soit vierge jusqu’au mariage sous peine de lapidation, et qu’une fois mariée, elle soit fidèle également sous peine de mort. » Françoise Gange.

    C’est la condition en effet pour que chez les Juifs, la mère dont le pouvoir a été anéanti, permette l’immortalité du mâle par son fils ; c’est une sorte de matrilinéarité réduite à sa caricature.

    « Le sexe féminin se trouve occulté, vilipendé avec l’avènement des religions monothéistes… Cela se traduit par des représentations s’accordant sur l’aspect sale mais surtout bestial de la "nature" de la femme qu’il s’agit de dompter… »

     Elva Zabunyan, Cachez ce sexe que je ne saurais voir.

    « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles […] Vos épouses sont pour vous comme des champs.» Le Coran, sourate IV, verset 34.

    « Pour être pleinement réalisé en tant qu’être humain, il faut être né mâle ». Thomas d’Aquin.  

    « La femme est à l’origine du péché et c’est à cause d’elle que tous nous mourons ». Le Livre de l’Ecclésiastique ( in La Bible).

« L’enfant appartient au mari de la femme comme la pomme au propriétaire du pommier » Code  Napoléon.

 

    Puis l’homme s'est mis à détruire le monde. Parce que le mâle n’est pas fait pour la paix :

« La première mission des mâles n’est pas de se reproduire, mais de s’entre-tuer. Dans l’ensemble du monde vivant, leurs carnages préludent à l’amour. La femelle propage l’espèce ; le mâle, par sa mort, la sélectionne. La nature, qui en bénéficie, crée les mâles pour s’entre-détruire ; elle leur en donne le goût et la force de risquer. » René Quinton (1866-1925),  Maximes.

    La véritable raison du combat des mâles n’est pas l’appropriation de la femelle, mais la sélection de l’espèce.

« Un taureau paisible et mélancolique qui n’est pas attiré par les vaches ne présente aucun intérêt pour l’histoire de l’espèce » Jostein Gaarder, Le monde de Sophie.

 

La femme a le désir de vivre, le désir de faire vivre. Elle organise tout pour cette volonté de vivre. L’homme en revanche est dominé par thanatos le désir de mort. C’est pourquoi l’homme, bien plus que la femme, même masculinisée comme aujourd’hui en Occident, cherche à se perdre : dans l’alcool ou la drogue. Il cherche l’oubli de lui-même dans le pouvoir, c’est-à-dire dans la politique, la religion, la guerre, le sport. Il cherche à se fondre dans la masse, à ne plus exister, afin de ne plus être soi.

 

« Des deux sexes, c’est celui qui aime le moins l’enfant qui l’impose à l’autre. Le ventre des femmes, plus inépuisable que celui de la nature, a crû et multiplié tandis que celui de la Terre se flétrissait lentement sous le phallus-charrue, le rouleau compresseur et le poison des revêtements chimiques. Le mâle a triomphé, mais à partir d’un principe de mort. »

Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort. P 98

 

Dans la nature les mâles ont pour seul rôle de concourir à la reproduction dans la diversité. Il est rare qu’ils aient en même temps un rôle dans l’organisation et la gestion du groupe ou du clan.

 

« Le féminisme n’a jamais tué personne, mais le machisme tue tous les jours. » Benoîte Groult.

Que l’homme, le mâle, s’empare des rênes du pouvoir, s’accapare de la politique et organise seul la société, à laquelle il n’a jamais rien compris, est donc bien une aberration de la nature, et le seul « péché originel ».

    Alors que la mère était à l’écoute de tous, le père est d’abord mené par l’orgueil, l’envie et l’avidité. Instinctivement il a tendance à rétablir la loi de la jungle. La virginité de la fille va permettre son mariage, afin qu’elle ait un fils, héritier du père qui a inventé la propriété privée afin de s’immortaliser en la lui transmettant.

    C’est en effet à partir de ce moment que l’homme invente la propriété privée afin de la transmettre à ses fils (et non à ses filles), avec comme conséquence  l’institution de la guerre permanente.

D’abord la propriété de la terre confère le pouvoir, puis c’est la propriété des moyens de production ; et aujourd’hui c’est la propriété de la finance, quelque chose de totalement virtuel, volatil, insaisissable, de plus en plus impossible à règlementer, à maîtriser grâce aux progrès de l’informatique.

    « D’où viennent les guerres et les effusions de sang, d’où viennent les disputes et les conflits, d’où viennent les désaccords et les divisions ? Tout cela vient de l’appropriation, de la propriété. » Peter Riedermann (1506-1556).

Dans Dialogues avec un sauvage de La Hontan (1666-1716), l’Indien dit à l’auteur qu’il voit bien que les Français sont incapables d’observer les préceptes de l’Évangile, tant ils sont esclaves du « Tien » et du « Mien ».

 

« C’est un fait aisé à prouver par l’exemple de tous les sauvages du Canada, puisque malgré leur pauvreté ils sont plus riches que vous, à qui "le "Tien et le Mien" fait commettre toutes sortes de crimes ».

 

La découverte de peuples « primitifs » a fait naître le « mythe du bon sauvage » qui a eu l’avantage d’ébranler sur ses bases le dogme de la corruption originelle de l’homme, issu du péché d’Adam et Êve

 

    « Il s’agit de saisir comment une religion [le christianisme] de l’amour du prochain et de la discipline de soi a pu mettre au monde un type d’homme dont l’égocentrisme et les exigences démesurées sont absolument singulières dans l’histoire de l’humanité, et qui trouve qu’il est tout à fait normal et évident d’ "acheter" la terre, les forêts, les montagnes, les animaux et de les convertir en  "propriété" selon la loi de la meilleure offre ». Eugen Drewermann, Le progrès meurtrier, page 111.

 

     Le mépris généralisé de la nature, caractéristique des cultures dominantes, est le résultat de la négation du « Principe féminin ».

    La nature soumise, pillée et exploitée, est niée en tant que réalité vivante et mise à mort par tous les patriarcats du monde.

    « La femme hait la mort [à la différence du mâle]. Il lui faut vivre pour accomplir sa destinée. » René Quinton, op.cit.

    On passe dès lors d’une culture de la Vie à une culture de la Mort.

    « Se met alors en place la culture belliqueuse que nous connaissons, focalisée sur l’exploitation sans merci tant de la nature que des hommes, et sur l’accumulation des richesses et des biens matériels. » Françoise Gange, Avant les Dieux, la Mère universelle (Les Dieux menteurs). 

     

« Sitôt découverts les secrets de la culture multipliée par la charrue et l’irrigation, les Sumériens, les Mésopotamiens, les Babyloniens ont arraché des flans de la terre des récoltes bien plus vastes que les précédentes, et se sont enivrés de leur victoire sur les déesses de la fertilité au point d’en abandonner peu à peu les directives que Triptolème avait reçues, jadis ; entre autres, cette sage coutume de laisser reposer une partie des champs tandis qu’on en exploite l’autre. La terre s’est épuisée ; d’immense territoires, naguère débordant de céréales, sont devenus incultes et arides. L’avidité dite « humaine », en réalité masculine et patriarcale et se confondant avec l’essor de la productivité d’où sort le monde moderne, a condamné à mort la poule aux œufs d’or [...] Sans cet impérialisme et cette avidité de produire et de consommer qui se double promptement d’un bon démographique, le monde serait resté fixé au stade de la prudence et n’aurait pas bougé. En histoire de la culture, le Féminin conserve, le Masculin accroît [...] Le progrès dans l’élévation du niveau de vie et du nombre de producteurs-consommateurs entraîné par l’apparition du patriarcat se basait sur trois valeurs culturelles inconnues des premières sociétés féminines : l’appropriation, la compétitivité et l’expansionnisme. »

Françoise d’Eaubonne, Les femmes avant le patriarcat. P 198-199.

 Que de crimes et de souffrances à partir d’un vain fantasme, le leurre de sa perpétuation à travers sa descendance. Se soucier de son immortalité est quasiment exclusivement masculin. C’est la quête effrénée de Gilgamesh, l’un des premiers rois mâles sumériens.

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