Les dieux usurpateurs de la mythologie sumérienne (en savoir plus>>>)

 

-  Une histoire oubliée à dessein

    L’intérêt de la mythologie sumérienne, c’est qu’elle est à l’origine de notre propre civilisation occidentale.  Une origine oubliée à dessein, afin de faire croire que notre seul héritage venait de la Grèce antique.

    À dessein, on a voulu également oublier la préhistoire sous prétexte qu’il n’y avait pas d’écrits la concernant, mais surtout parce qu’elle représente une très longue période matriarcale qui dérange la légitimité du pouvoir patriarcal.

Cette histoire sumérienne est à la charnière entre deux mondes. Le premier, le monde de la préhistoire, sans écriture, et le second, celui qui est raconté par la première écriture connue à ce jour, l’écriture cunéiforme. Les premières découvertes permettant de retracer cette histoire écrite, datent du milieu du XIXe siècle, à la suite de recherches archéologiques sur une zone qui regroupe aujourd'hui l'Irak et la Syrie.

    Des textes écrits sur des tablettes d'argile y ont été mis au jour. Une écriture cunéiforme, c'est-à-dire formée de signes en forme de coin. Une écriture  cunéiforme qui révèle que le théorème de « Pythagore » était déjà connu des Sumériens (et même des Chinois) mille ans avant l’existence du philosophe (tablette d’argile du Columbia Institut)*.

*Des hiéroglyphes de l’époque prédynastiques  auraient été récemment mis au jour à Abydos, redonnant à l’Égypte la primauté de l’invention de l’écriture sur Sumer.

    L’extraordinaire importance de ces découvertes a déjà été présentée succinctement dans Bienheureux les stériles.

    Nul ne sait d'où venaient exactement les Sumériens, mais on peut supposer d’après le docteur Zacharie Mayani, que partis des grandes steppes du Nord, entre les Balkans et l’Indus, ils sont arrivés dans la Mésopotamie du sud vers 6 000 ans av JC. (Mésopotamie signifie terre au milieu des fleuve s). On a pensé longtemps que c'était là qu'étaient apparus l'art religieux et les premières pièces d'orfèvrerie ciselées par des artisans et des artistes. Mais là d’où ils venaient peut-être, on retrouve également les mêmes merveilles, comme chez les Thraces, présents dans la péninsule balkanique, entre le Danube et la mer Égée, cinq mille ans avant notre ère. Les Sumériens, comme les Hyksos venus également du Nord, ont apporté en Mésopotamie le cheval et le char, donc la roue.

« L’arme la plus destructrice de […] ces peuples agressifs et guerriers, qu’on appelle généralement Aryens ou Indo-Européens fut ce Dieu le père qu’ils transportaient avec eux, et au nom duquel ils engagèrent contre la Déesse une croisade aux allures de guerre sainte. Contrairement à la Grande mère, divinité des cavernes paléolithiques aussi obscure que la nuit, ou des sanctuaires de Çatal Höyük, qui ressemblaient à des matrices, leur Dieu était un dieu de lumière, qui flamboyait au sommet des montagnes, ou dans le ciel éclatant, et, dans toutes les contrées que les Aryens envahissaient, ses ennemis premiers furent toujours la Déesse et les peuples polythéistes, animistes qui la vénéraient. »

   Adele Getty, La Déesse, Mère de la Nature vivante.

    Ce qu'on appelle la civilisation mésopotamienne est la réunion de deux peuples, le peuple sumérien et le peuple akkadien. Les Akkadiens dont le nom vient d’Akkad, la ville fondée par Sargon 1er (2334-2279),  sont les plus anciens Sémites. Leur langue est apparentée à l'ancien égyptien, à l'éthiopien et au berbère. Ils venaient vraisemblablement du sud de la péninsule arabique et remontaient au fur et à mesure de la désertification, puisqu'ils étaient des semi-nomades vivant de l'élevage de menu bétail.

     Si cette civilisation a d'abord été l'œuvre des Sumériens, les Akkadiens séduits par les richesses matérielles et culturelles de Sumer, se sont laissé assimiler par cette civilisation tout en lui infusant du sang neuf et lui donnant un coup de fouet. Etant plus nombreux, leur croisement avec les Sumériens a amené progressivement la disparition de ces derniers. Les Akkadiens, avant de conquérir Sumer et d’adopter leur mythologie, ne connaissaient comme Dieu que le Soleil, la grande déesse Mère et ses deux enfants, Shahar, la Lune, et Athtar, Vénus. Ils ont toutefois propagé les connaissances, l'art et les mythes des Sumériens tout en y imprimant leur personnalité. C’est ainsi que l’Épopée de Gilgamesh a été écrite à des époques différentes, avec les mêmes héros, d’abord avec des noms sumériens, comme par exemple le dieu Enki, qui en akkadien donna Ea. Et à chaque réécriture, le pouvoir passe un peu plus des grandes déesses aux dieux masculins.

    Les mythes sumériens montraient une multitude de dieux qui vivaient étroitement avec les hommes; ils mangeaient, buvaient, s'accouplaient avec les filles des hommes qui mettaient ainsi au monde des demi-dieux, comme Gilgamesh.

    Des dieux qui, bien sûr, se faisaient la guerre entre eux, ou aidaient le roi d'une cité à combattre ses ennemis. Le monde des sumériens était « plein de dieux » qui intervenaient partout et à tout moment. Ils étaient partout, comme dans la mythologie grecque, parce qu’ils représentaient la caution du nouveau pouvoir des mâles. Le nouveau pouvoir des chefs mâles ne peut être mis en cause puisqu’il vient des dieux. Ces mythes donnent aux Sumériens des réponses à toutes les questions qu'ils peuvent se poser sur l'existence, après la chute de la Mère qui, émanation de la nature, n’avait, elle, pas besoin de justification de sa légitimité.

    La mythologie, en l'absence de la science et de la philosophie, mais surtout, en l’absence de l’autorité naturelle de la Mère, tente d'expliquer un monde organisé par les mâles.

    Nous avons déjà vu dans Bienheureux les stériles, que grâce au mythe, les hommes pensent savoir pourquoi ils existent, quel est leur rôle, mais aussi pourquoi ils sont malades, pourquoi certaines femmes sont stériles, pourquoi ils ne peuvent espérer vivre qu'une centaine d'années avant de mourir.

    Les sumériens obéissaient à une certaine morale, non pas pour honorer les dieux, mais pour s'assurer une vie en commun supportable et pour éviter, bien sûr, le courroux des divinités. L'idée d'une vie dans l'au-delà ne les effleurait pas et la mort ne pouvait donc représenter le moment d'un jugement, d'un châtiment ou d'une récompense quelconque.

    Voilà à quoi servent les mythes sumériens, à se faire une image intelligente, équilibrée et vraisemblable de l'univers, tout en essayant d’effacer la mémoire de la prééminence de la déesse Mère. 

    Avec les Akkadiens, les dieux seront, en revanche progressivement coupés des hommes. Des hommes beaucoup plus religieux et des dieux situés très haut, de majestueux seigneurs, dotés de transcendance.

    Comme si en ayant quitté les hommes, les dieux s’étaient élevés, magnifiés, les moins importants disparaissant. À cette époque, les déesses sont complètement déchues et le pouvoir des mâles définitivement établi.

    L'Épopée de Gilgamesh est la plus ancienne épopée de l'humanité  découverte  à  ce  jour. Elle comporte des histoires qui à l’évidence ont inspiréré l'Iliade, l'Odyssée et la Bible, textes qui ont été écrits 2000 ans plus tard. Par exemple les conseils des dieux dans l'Iliade et dans l'Odyssée sont comparables à ceux des divinités babyloniennes. Le dialogue entre Gilgamesh et sa mère ressemble à celui d'Achille et de Thétis.

    Achille pleure sur Patrocle comme Gilgamesh pleure sur Enkidu son ami.

    Dans l'Iliade il est écrit « Achille pousse des gémissements de lion à qui ses lionceaux ont été arrachés » et dans l'Epopée « Gilgamesh ressemble à une lionne à qui on a arraché ses petits ».

    Circé est une autre Ishtar. Héraclès vaincra le lion et le taureau comme Gilgamesh etc. La liste des ressemblances est très longue.

    Toutes les découvertes archéologiques dans le Moyen-Orient depuis 150 ans, montrent que la raison positive des Grecs ne s'est pas constituée ex-nihilo, mais à partir des mythes mésopotamiens, même si l'idée d'une source orientale à l'origine de l'Occident rencontre bien des résistances.

    En fait Orient et Occident se sont nourris à la même source, une source sumérienne.

Le récit de la Création

    Selon les plus anciennes tablettes  d’argile, un couple régnait sur la Terre. Un couple féminin ? Apsû était la divinité des eaux du dessous qui donnent les sources, les rivières et l’eau des puits. Tiamat était la divinité de la Mer, Mère génitrice. 

L’on peut se demander comment un mythe si éloigné de la science moderne, peut révéler une telle intuition de la biochimie qui nous dit depuis peu, que la mer est l’élément primordial contenant en germes, toute potentialité de vie. L’eau primordiale représente également la diversité, la pluralité des mondes, dans l’unité.

Les dieux sumériens seraient issus de ce couple primordial, pourtant ils tuèrent Apsû et Tiamat et s’arrogèrent leur pouvoir sur les eaux. Les dieux sumériens ne sont donc pas dotés de transcendance ; il semble qu’ils soient arrivés sur un monde déjà existant, et n’ont créé que les hommes par manipulation génétique sur des chimpanzés ("les sept matrices" dans L’Épopée de Gilgamesh).

De même Brahma, à la fois né de l’œuf originel et sorti des eaux, signifie qu’avant lui, existait le monde, et sans doute, une déesse Mère.

À la différence, plus tard, du dieu de la Bible, qui crée tout ex-nihilo, comme s’il refusait l’héritage de ses prédécesseurs, et surtout l’idée d’une divination de la Terre-Mère.

    Après l’élimination de la Mère génitrice, le panthéon sumérien se retrouve avec à sa tête, An (Anu en Akkadien),  le roi de la dynastie divine des Anunnaki. Parmi ces grands dieux, Enlil est le souverain qui détient l’autorité sur la terre. En fait il accède au statut divin en violant la déesse Ninlil qui mettra au monde Nanna, le dieu Lune.

    Quant à Enki le prince, dit l’ingénieux, il a fonction d’expert en toutes choses. En fait il a combattu la déesse Nin Hursag, ( Ninhursag*),à laquelle il dérobe en son absence « la magie des Plantes ». Allusion au fait que l’agriculture est née sous le matriarcat, à une époque où elle servait à la nourriture et la guérison par les plantes, dans le cadre de la redistribution, sans propriété ni commerce.

* Selon les textes, Ninhursag est appelée également Mama, mami, Aruru, Nintu, c’est-à-dire La Mère des Dieux, La Mère Primordiale, La Maîtresse de la Terre etc.

    Les dieux An (Anu) et Enki (Ea), malgré leurs efforts,  n’avaient pu vaincre totalement Tiamat. Dans l’Enuma Elish (Jusqu’en haut), le récit de la Création du Monde, c’est le fils du dieu Enki, Marduk qui porte le coup de grâce à la grande Mère, Tiamat et à son plus fidèle défenseur Kingu (Ilawela). Plus les récits sont récents, plus la lutte semble aisée pour les champions des nouveaux dieux. Toutes les difficultés, les peurs et les angoisses liées à l’affrontement de la grande Mère et de ses défenseurs semblent s’évanouir.

    « Plus l’ordre patriarcal s’affermit, plus il prend de l’assurance, plus il réécrit l’histoire à son profit à travers le mythe… »

    « Gilgamesh est ainsi, dans les versions les plus anciennes, infiniment plus émouvant que Marduk, héros "sans peur et sans reproche" du patriarcat installé. » Françoise Gange, op.cit.

    Dans l’Épopée d’Anzou, un rebelle « avide » tente de s’emparer par la ruse de la « tablette des destinées », dérobée à Tiamat et qui a permis aux nouveaux dieux de s’accaparer de ses pouvoirs. Mais les dieux créent Ninurta, un héros qui va la récupérer.

    Or Anzou est l’oiseau au vol élevé ; c’est en fait le principe féminin qui tente de récupérer ce qui a été volé à la déesse. D’ailleurs, dès qu’il s’est emparé par ruse de  la tablette des destinées d’Enki, il se réfugie dans l’inaccessible Montagne, qui dès l’origine, est la demeure de la Mère.

    Cette épopée rappelle que les dieux mâles sont sans cesse sur leurs gardes, de peur que le principe féminin ne renaisse de ses cendres.

La création de l’homme

    Les Annunaki, installés entre le Tigre et l’Euphrate, créèrent les hommes, pour qu’ils soient leurs esclaves ; qu’ils cultivent la terre et élèvent du bétail, afin de nourrir les dieux.

    Nintu (Aruru en akkadien), était dans les textes sumériens originels, la déesse Mère, qui, après la domination des dieux mâles a été réduite à la fonction de déesse de la Fécondité.

    Rappelons que l’assemblée des dieux, ayant donné son approbation, Nintu, la Dame de la Naissance, pour créer l’homme, mélange l’argile au sang du dieu Kingu mis à mort. Kingu, tué par Mardouk le fils d’Enki. De même Prométhée, comme le Dieu de la Bible, créera le premier homme d’argile et d’eau.

    L’argile rappellera à elle le corps de poussière de l’homme. Ainsi est précisée sa mortalité : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière », sera-t-il dit, plus tard, dans la Bible. Le sang des dieux doit humidifier l’argile afin de la rendre malléable, mais surtout, il doit apporter à la créature l’intelligence, la volonté et la capacité au travail.

    (À noter, le parallèle avec le mythe grec de Dionysos, tué par les titans. Mais ici, des particules de sa divinité tombent dans les corps humains, de telle sorte que le corps humain est appelé « la prison de l’âme »).

    Mais les hommes vont croître et finir par indisposer les dieux (de même, après que Prométhée leur eut donné le feu, Zeus leur envoie malheurs et cataclysmes pour en limiter le nombre, par l’intermédiaire d’une superbe femme, Pandore, tout en punissant Prométhée). Les dieux sumériens envoient le déluge sur les hommes. Une famille est sauvée, celle d’Outnapistim-Atrahasis-Noé (noms sumérien, akkadien, hébreu). En fait l’ancienne humanité vivant sous la bienveillance de la Mère a été détruite et la nouvelle qui prend sa place, sera sous le pouvoir des dieux mâles.

    Rappelons la fin du récit du déluge où Enki dit :

     « O ! Divine Matrice, nous avons donné aux hommes presque l’immortalité, c’était inconsidéré. Toi Mammi, qui arrêtes les destins, impose donc aux hommes la mort pour qu’un équilibre s’installe. Afin que chez eux, outre les femmes fécondes, il y ait maintenant les infécondes, afin que chez eux sévisse la Démone Eteigneuse pour ravir les bébés aux genoux de leurs mères ».

    Enlil approuva :

    « C’est entendu. Ce fut une erreur de vouloir les exterminer. Mais que les hommes ne vivent pas au delà de 120 années, afin qu’ils ne puissent jamais percer à jour nos connaissances. Ainsi, ils ne seront plus une menace pour nous ! Veillons à ce que les hommes ne s’installent jamais dans l’allégresse. Surveillons de près leur prolifération, leur prospérité et leur joie de vivre.

Et pour cela, QUE CHEZ LES HOMMES UN TEMPS DE MALHEUR SUCCEDE TOUJOURS A UNE ERE DE BIEN ETRE. »

    La ressemblance avec la Genèse est flagrante :

« Le Seigneur dit alors : " mon esprit ne demeurera pas pour toujours en l’homme ; car l’homme n’est que chair, et sa vie ne dureras plus que 120 ans". » (6,3).

    « Le seigneur vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur étaient sans cesse dirigées vers le mal » (6, 5).

    Et avec le livre d'Enoch également :

    «  Enoch dit à Noé : "Ils ont découvert des secrets qu'ils ne devaient point connaître; voilà pourquoi ils seront jugés. Le Seigneur a décidé dans sa justice que tous les habitants de la terre périraient, parce qu'ils connaissent tous les secrets des anges et qu'ils ont en leurs mains la puissance ennemie des démons…" »

    Plus de 2000 ans plus tard, c’est à dire environ 1000 ans avant J.-C., les auteurs de la Bible se sont donc inspirés entre autres, de ces légendes.

Gilgamesh

    Gilgamesh, symbole du premier roi mâle, était un Sumérien. La première dynastie bâtit Kish, et Gilgamesh, le cinquième roi de la deuxième dynastie, bâtit les murailles d’Ourouk.

    C’était un surhomme composé d’un tiers d’humain et de deux tiers de divin. Il y a plusieurs strates idéologiques dans les mythes de Sumer, celles de la culture antérieure de la Mère et celles des nouveaux héros, les dieux mâles, les fils de la Mère, qui se sont donné pour la première fois, un père.

    « La strate rédigée par les scribes qui défendent la culture de la déesse perçoit Gilgamesh comme un usurpateur sacrilège, tandis que celle qui émane des défenseurs de l’ordre patriarcal fait une apologie sans réserve du héros. » Françoise Gange, op.cit.

    Si Gilgamesh est le fils de la déesse (Ninsun), son père  est le roi mortel Lugalbanda; « ce qui montre qu’il est bien issu de la "première culture". Tous les héros fondateurs de l’ordre patriarcal ont eu pour rôle historique d’inverser les valeurs du divin : ils viennent abolir le règne de la Mère divine et du père mortel pour établir le règne du Père divin et de la mère mortelle, dans la "deuxième culture" de l’humanité. » Ibid.

    C’est pourquoi Gilgamesh est le premier roi de la nouvelle ère, l’ère du pouvoir des mâles.

    À noter que dans la Bible, l’énumération des patriarches donne la chronologie de l’histoire des pères à partir du Déluge, c’est à dire après l’usurpation du pouvoir de la grande Mère.

    Roi tyrannique, géant violent, Gilgamesh fut un souverain omniscient et tout-puissant, qui exerçait son pouvoir aux dépens des habitants d’Ourouk. Il exerçait le droit du seigneur sur toutes les jeunes filles vierges de la cité, et enrôlait de force tous les jeunes hommes pour construire les remparts et le Temple. Dans les versions récentes, akkadiennes, les sages demandent alors aux dieux d’intervenir pour tempérer ses ardeurs. Ceux-ci décident alors de créer sur terre un autre homme aussi beau et fort que Gilgamesh.

    Anu le grand dieu appela Nintu (Aruru) la déesse qui avait créé la multitude humaine et lui dit :

    « Crée maintenant un être à l’image de Gilgamesh,

Qu’il puisse se mesurer à lui.

    Qu’ils rivalisent l’un l’autre et qu’Ourouk soit en repos ! »

En revanche pour la version hittite, comme dans celle de Ninive, ce sont les déesses qui entendirent les plaintes répétées des jeunes filles violées par Gilgamesh, et qui vont créer Enkidu pour ramener la paix dans Ourouk.

(Rappelons que Nintu était dans les textes sumériens originels, la déesse Mère, qui, après la domination des dieux mâles a été réduite à la fonction de déesse de la Fécondité).

    Nintu prit donc de l’argile , la malaxa, puis la jeta dans la steppe. Ainsi fut créé Enkidu le vaillant, rejeton d’argile. Il est velu et pourvu d’une chevelure de femme. Il ne connaît ni peuple ni patrie.

    « Il est nu et c’est avec les gazelles qu’il broute l’herbe,

    Avec les hardes il se presse à l’abreuvoir. »

   Œuvre de la déesse Mère, issu de la terre, de la nature et vivant avec les animaux, Enkidu les protège, ce qui ne fait pas l’affaire d’un célèbre chasseur qui va s’en plaindre à Gilgamesh. Celui-ci lui dit :

    « Prend avec toi une courtisane, une fille de joie.

   Emmène-la devant le sauvage, 

   Qu’elle enlève ses vêtements et offre ses charmes.

             Dès qu’il s’allongera sur elle,

             Il s’imprègnera de son odeur,

   Sa harde lui deviendra hostile et l’abandonnera. »

    La tâche de civiliser Enkidu revint donc à Shamat, la courtisane d’un dieu (ancienne grande prêtresse avant l’usurpation du pouvoir par les mâles et sa mise au service de Gilgamesh). Après six jours et sept nuits d’amour, le sauvage est transformé.

     « Dès qu’Enkidu eut assouvi sa volupté,

    Il tourna son visage vers sa harde

    Mais en le voyant les gazelles détalèrent.

    Enkidu se sentait plus faible, fatigué.

    Mais il avait acquis de l’intelligence.

  Il contempla la courtisane,

    Et il comprit ce qu’elle lui disait.

     - Tu es beau Enkidu, pourquoi rester avec les bêtes ?

    Viens avec moi à Ourouk, là où règne Gilgamesh,

    Celui qui surpasse tous les hommes en force.

      - Alors moi, Enkidou, je veux le provoquer, lui   lancer un   défi. »   (Traduction de Jean Bottero).

    Il se met en effet en travers du chemin de Gilgamesh alors que celui-ci allait exercer son « droit de cuissage ». 

    Selon la version akkadienne, le roi-dieu et Enkidu luttèrent durant plusieurs jours, mais sans que l’un puisse vaincre l’autre. Alors ils se serrèrent la main et devinrent de grands amis.

    Selon la version sumérienne Gilgamesh soumet Enkidu et l’oblige à trahir. Malgré les réticences d’Enkidu, qui en tant que fils de la déesse tente de défendre l’inviolabilité de la Montagne sacrée, Gilgamesh entraîne son « ami » dans la forêt des Cèdres pour ramener ce bois précieux à Ourouk. Gilgamesh en avait besoin pour édifier la porte du Temple d’Enlil, symbole suprême du Dieu mâle, et afin de laisser son œuvre à travers les siècles. Toujours à la recherche de l’immortalité que les dieux lui ont refusée, il veut graver son nom dans l’histoire : c’est le phantasme éternel du mâle dominant. Jamais la Mère n’utilisa ainsi ses enfants pour sa propre renommée. D’ailleurs certains textes présentent Gilgamesh comme le fondateur d’Ourouk, alors que pour d’autres, plus anciens, c’est la ville de la déesse Inanna. Gilgamesh n’aurait fait que fortifier la ville, prise par la force, pour se défendre contre les fidèles de la déesse.

    « Les fidèles de la Mère divine défendirent longtemps l’ordre ancien et ses valeurs de respect à l’égard de l’ensemble de la création, valeurs d’équilibre qui disparurent du monde guerrier patriarcal, finalement vainqueur. » Françoise Gange, op.cit.

    Pour s’emparer des cèdres,  Gilgamesh et Enkidu durent lutter contre Huwawa-Humbaba. En fait les textes les plus anciens parlent de Huwawa, grande prêtresse de la déesse, protectrice des forêts et de la nature en général, dont la Montagne des Cèdres est le « piédestal d’Irnini », autre nom d’Inanna, divinité démonisée par les nouveaux dieux mâles en Humbaba, le dragon, un monstre gardien de la forêt. « [Les cèdres représentaient] les piliers vivants du Temple-Montagne siège du divin. » Ibid.

    Rappelons qu’à l’époque des anciennes divinités féminines, représentées par la grande Mère, la nature était peuplée de protégés de la déesse, des monstres ou des  personnages bienveillants, gardiens de tout ce qui permet la vie : sources, rivières, fleuves, plantes, arbres, forêts, grottes. La grande Mère avec ses prêtresses était aussi la reine des animaux.

Notons que tout au long de l’histoire du patriarcat dominant, tous les potentats, rois empereurs et autres tyrans, n’eurent de cesse de raser des forêts multi centenaires pour l’édification de monuments grandioses à leur seule gloire. Dans La forêt des 29, Irène Frain révèle qu’au XVe siècle, en Inde, un tyran a fait détruire tous les arbres géants des forêts avoisinantes pour alimenter des fours à chaux, afin de décorer ses palais de décorations murales. La sécheresse frappa toute la région.

 

« La sécheresse n’est pas la vengeance des dieux, mais celle de la nature maltraitée […] Un royaume c’est une terre et des hommes, pas seulement l’or qu’on en tire ».

 

Au XVIIe siècle, des Bishnoïs, une autre peuplade indienne s’oppose au maharadjah de Jodhpur pris à son tour de folie bâtisseuse. Près de 400 manifestants furent décapités avant que le projet démentiel soit abandonné.

    Gilgamesh et Enkidu déjà tuèrent Humwawa-Humbaba. En fait Gilgamesh va couper le cou de l’oiseau-serpent, symbole encore de la déesse dans toutes les traditions. Dans les versions plus tardives, la prêtresse sera transformée en « guerrier cruel ».     C’est un des premiers meurtres qui va asseoir l’idéologie patriarcale avec l’action destructrice de l’homme sur la nature, sacrée du temps de la Mère.

    La déesse Mère Inanna (appelée plus tard Ishtar en akkadien, Ummu ilani, « Mère des dieux ») a perdu la bataille de la forêt des Cèdres, elle n’a pas perdu la guerre, elle va tenter d’amadouer Gilgamesh, de le séduire, pour en faire son époux  dans le cadre du rite matriarcal de la hiérogamie.

    Dans la Grèce antique, la hiérogamie est l’union sacrée entre deux divinités lors du nouvel an (avril), symbolisant la régénération, la fertilité et la prospérité. Même chose bien sûr chez les Sumériens, mais les mâles choisis par la déesse, étaient sacrifiés l’hiver venu. Comme Tammuz-Dumuzi qui fut, semble-t-il, réellement sacrifié. Un sacrifice symbolisant le passage incontournable pour permettre la régénération, puisque dans les temps reculés, tout devait avoir un sens, même la mort. Un sacrifice sans doute, comme nous l’avons déjà vu, pour empêcher le prince consort de s’installer comme roi permanent et de fonder ainsi sa dynastie.  Ces dieux éphémères se sont sans doute révoltés contre ce rituel de la déesse qui symbolisait le cycle des saisons, la transcendance de Gaïa, la Nature.

    Et c’est ainsi que Gilgamesh n’a pas l’intention de rester, comme ses pères, un roi provisoire, éphémère, mortel et sans dynastie. Il rejette la proposition d’Inanna et l’humilie en lui disant qu’il ne veut pas finir comme ses précédents amants, tels Tammuz-Dumuzi. Vexée la déesse envoie le « Taureau céleste », peut-être une armée de fidèles ou une arme secrète encore en son pouvoir, pour se débarrasser du héros.

    Mais Gilgamesh avec l’aide d’Enkidu met à mort le « Taureau céleste », également symbole de la force fécondante. C’est Hathor en Égypte, le Minotaure chez les Grecs, Lucifer, l’ange déchu, protecteur de Lilith dans la Bible. À noter que Lilith viendrait du sumérien « lil » signifiant « vent ». Lil en babylonien serait la déesse de la Terre et de la Fécondité.

    « En défiant la Déesse, en la combattant, les héros patriarcaux vont supprimer la tradition des rois temporaires et établir les dynasties mâles… Ce qui revient à interdire toute descendance au divin féminin. » Françoise Gange, Ibid.

   De même, comme Perséphone plus tard, dans la version sumérienne du mythe Nergal et Ereskigal, cette dernière  régnait sur les Enfers : Nergal y est envoyé après avoir commis un affront envers la déesse. Mais celui-ci tente de la tuer, la viole et l’oblige ainsi à l’épouser et à partager son trône avec lui.

À partir de ce « renversement des valeurs », la femme et ses symboles (l’oiseau, le serpent-dragon, le lion, le taureau) représenteront le Mal dans presque toutes les traditions et les religions. Et les héros des nouveaux maîtres sont souvent représentés en train de vaincre le lion, le taureau et le dragon, comme Gilgamesh et Héraclès.

    Pour en revenir à la mort de la prêtresse de la forêt des Cèdres et à celle du « Taureau », ces meurtres n’avaient pas été prévus. Ne pouvant effacer le souvenir des déesses dans l’imagerie populaire, les nouveaux dieux les recyclent en épouses et filles, dont les pouvoirs ne seront grignotés que petit à petit. Inanna demande vengeance ; ces meurtres devaient donc être punis. Comme les dieux ne peuvent faire mourir Gilgamesh, roi et demi-dieu, ils le punissent en sacrifiant Enkidu.

    Alors, Gilgamesh sombre dans le désespoir, il ne cesse de pleurer son ami. Il se met à craindre la mort. Il se posait déjà la question incongrue à cette époque, de l’immortalité. Pour Enkidu et pour lui, il veut découvrir le secret des dieux. Il part à la recherche du seul homme devenu   immortel   par   la   grâce  des   dieux  après  le déluge  : «Out-napistim» en sumérien, «Atrahasis» en akkadien.

    Mais Atrahasis (Noé dans la Bible), n’a pas le pouvoir de révéler à Gilgamesh le secret de l’immortalité. Toutefois selon la tradition de l’hospitalité, il doit faire une offrande à son visiteur, il lui montre où aller chercher au fond de la mer, la « Plante de Vie ». Cette plante sacrée est gardée par le Serpent (symbole de la déesse démonisée et reléguée au fond des mers), mais Gilgamesh réussit à la dérober. Il veut la ramener pour faire revenir Enkidu à la vie. Mais la nuit, alors qu’il dort, le Serpent récupère la plante. Il reviendra chez lui avec plus de raison mais sans la plante de l’immortalité.

    La leçon qui se dégage de ce récit, c’est la vanité de la recherche du héros, c’est l’incapacité pour l’homme de conserver une jeunesse perpétuelle ou d’accéder à l’immortalité.

    C’est une cabaretière (la prostituée Shamat et la cabaretière sont des résurgences, des avatars de Inanna-Ishtar) qui donne au héros la philosophie de la vie.

 

« Pourquoi rodes-tu ainsi Gilgamesh ?

La vie sans fin que tu recherches,

Tu ne la trouveras jamais.

Quand les dieux ont créé les hommes,

Ils leur ont assigné la mort,

Se réservant l’immortalité à eux seuls.

Toi, plutôt, remplis-toi la panse ;

Demeure en gaieté jour et nuit ;

Fais quotidiennement la fête ;

Danse et amuse-toi ;

Accoutre-toi d’habits bien propres ;

Lave-toi, baigne-toi ;

Regarde tendrement ton petit qui te tient la main ;

Fais le bonheur de ta femme serrée contre toi !

Car telle est l’unique perspective des hommes ! »

(Discours de la Cabaretière, traduction de Jean Bottéro).

    « L’impuissance de Gilgamesh à vaincre la mort, sera génératrice d’une angoisse jamais éteinte au cœur du monothéisme : le féminin ne sera jamais assez écrasé , car son pouvoir risque de ressurgir : c’est le fantasme majeur de l’ordre patriarcal. » Françoise Gange, op.cit.

    Cette désacralisation du rôle de la femme dans la société, et son remplacement par la prise du pouvoir des mâles sous le couvert des nouveaux dieux imaginés à cet effet, ne se sont évidemment pas faits en un jour ni sans combats sanglants.

    « Ces scènes de batailles titanesques qui se retrouvent dans toutes les versions "récentes" des mythes, préludent à la victoire des héros, traduisent aussi la charge d’angoisse qu’ont dû engendrer la révolution des pouvoirs et l’inversion des valeurs, pour les populations qui s’y trouvèrent confrontées. Elles traduisent le chaos bien réel qui s’installa dans les villes. Chaos fait de tueries, d’incendies, de saccages et de pillages dans ce qu’il y avait de plus sacré, à savoir les temples de la Déesse, et aussi de rapines, de viols, d’actes désacralisateurs de toutes sortes. » Ibid.

Françoise d’Eaubonne rappelle que Léo Abensour avait remarqué, dans Le féminisme des origines à nos jours, que les Romains appelaient barbares tous les peuples où l’Ancien droit, basé sur ceux de la Mère, résistait à la juridiction nouvelle des Gréco-Latins.

    Jusqu’à présent, face à l’absurdité de cette grande Histoire humaine de dix mille ans, où chaque page sans exception fut écrite en lettres de sang, nous n’avions pour comprendre l’innommable, que la seule explication du « péché originel » et de la malédiction de Yahvé sur les descendants d’Adam. Aujourd’hui, ceux qui ne croient plus aux fables, peuvent découvrir, entre les lignes de toutes ces légendes, une histoire de nos origines qui enfin a sa cohérence… jusqu’à ce que d’autres chercheurs découvrent de nouvelles pistes, encore plus lointaines,
puisqu’
« il y a toujours quelque chose avant »            

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