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Hypotyposis Arcis (Amphithéâtre de l’Eternelle Sapiens de Heinrich Khunrath, 1602) CP L' Antiprocréationnisme
De
Schopenhauer à Cioran
« Un combat véritablement révolutionnaire ne saurait être que total et porter sur la nature même de notre présence dans ce monde .» Jacques Lacarrière (1924-2005), Les Gnostiques. Alors que la philosophie occidentale tourne en rond depuis 2000 ans en ignorant totalement la dimension tragique de la vie, seuls quelques rares penseurs ont eu le courage de ne pas éluder la question fondamentale de l'existence : la naissance. Pour Arthur Schopenhauer, Albert Caraco et Emil-Milchel Cioran, qu'importent Dieu, le Diable et l'Histoire, seul l'homme est responsable de sa faute.
Le philosophe allemand, est classé parmi les penseurs pessimistes. Comme si l'observation du réel pouvait rendre optimiste. Ce n'est pourtant pas faire preuve de pessimisme que de voir ce que la plus grande majorité des hommes ne voient pas. Jésus est-il pessimiste lorsqu'il trouve que les hommes ont des oreilles et n'entendent pas, des yeux et ne voient pas ? Non, il a seulement une grande compassion pour les sourds et les aveugles que nous sommes. D'ailleurs cela ne valait vraiment pas la peine de mourir sur la croix pour racheter les péchés, c'est à dire la bêtise et l’ignorance des sourds, des aveugles et des malcomprenants. Nous avons même vu que ça n’a servi à rien, puisque l’Eglise catholique a maquillé son message. En fait pessimisme et optimisme sont des mots. Est pessimiste celui qui est dans le doute, dans l’insécurité, parce qu’il n’a pas de croyance religieuse ou politique. En revanche, est optimiste celui qui a trouvé un sens à sa vie, grâce à une croyance, à des certitudes, et qui pense donc être en sécurité. Le problème avec l’optimiste c’est que s’il a trouvé un sens à sa vie, il croit fermement qu’il s’agit du sens de la vie, et il veut donc l’imposer aux autres. Pour Schopenhauer l'existence n'a aucune cause compréhensible. La raison est incapable de nous dire d'où vient l'existence, ni le pourquoi de l'existence. Quant à la métaphysique, elle se contente d'inventer de fausses causes qui sont autant de leurres. Nous pensons bien connaître le monde tel qu’il est ; mais pour ce faire nous n’avons que notre mental, qui ne reflète en fait, que notre représentation du monde. Comme Spinoza, il pense donc que nous ne pouvons pas connaître les choses comme elles sont réellement, mais seulement comme elles nous apparaissent et que, par conséquent, nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes Tout en l'homme, même son intelligence, est au service de son Vouloir-Vivre. C’est ce que le bouddhisme appelle la soif de l’existence et du devenir, le désir, qui attache les sujets aux objets : « Une force formidable qui meut l’ensemble des vies, des existences, le monde entier ». A. S. Le nouveau né crie parce qu'il étouffe dans ce nouvel univers où il doit respirer. Ce premier cri c'est la volonté de ne pas mourir, c'est l'expression du Vouloir Vivre. Ce cri qui lui débloque les poumons, c'est le signal du début d'un incessant combat contre les choses et contre les autres. Le mal et la souffrance vont accompagner toute sa vie et tous ses efforts. Tout, de la pierre qui tombe aux lubies des hommes est le résultat du Vouloir. Une force, un déterminisme qui nous dépasse. Rien ne peut échapper à la loi de l'espèce, comme aucune cellule de notre corps ne peut se rendre indépendante du tout. L'individualité de l'homme est aussi illusoire que l'autonomie d'une quelconque de ses cellules. « La nature crée des espèces ; elle ne crée pas des êtres. L’espèce est la fin ; l’être n’est que le serviteur de cette fin. C’est le propre de l’individu de s’abuser sur sa destinée et de croire qu’il est né pour soi-même. » René Quinton (1866-1925) La véritable raison du combat des mâles n’est pas l’appropriation de la femelle, mais la sélection de l’espèce. Aujourd'hui les scientifiques sont allés plus loin, ils ont mis au jour le " Vouloir Vivre" : il est déjà dans l'ADN. Dès les origines, l'acide désoxyribonucléique n'a qu'un seul objectif, qu'une raison d'être, éternellement: se reproduire à l'infini. Nous ne sommes que le véhicule provisoire de nos gènes. L'homme n'est qu'un porteur de testicules, nécessaire à la reproduction. La femme, une pondeuse d'œufs. Ils doivent procréer pour transmettre leurs gènes. " Nous sommes des machines destinées à assurer la survie des gènes, des robots programmés de façon aveugle pour transporter et préserver les molécules égoïstes appelées gènes ". Richard Dawkins Par la reproduction, le gène passe d'un organisme à l'autre de génération en génération. Il passe d'une "machine à survie" à l'autre, mais dans quel but ? Cette volonté des gènes de se transmettre pour perdurer est-elle comme le vouloir de Schopenhauer, aussi aveugle qu'illusoire ? Le transmetteur de gènes, le géniteur, n'est nullement informé des raisons de cette transmission. De toute façon les gènes se soucient peu du bien, du mal et de la souffrance subie par les êtres vivants qui croient lutter pour leur survie et celle de leur espèce. Alors que pour les gènes, c’est leur propre perpétuation qui leur importe. Si Dieu écoute des prières, ce sont celles de nos gènes, mais pas les nôtres. Richard Dawkins montre par de nombreux exemples que ce qui pourrait paraître pour de l’altruisme est en fait de l’égoïsme génétique. Tous ceux qui emploient à tord et à travers le mot altruisme, savent-ils seulement de quoi ils parlent ? Certes, pour le commun des mortels il s’agit d’aider l’autre, ce qui relève donc le plus souvent de l’égoïsme génétique. Mais on emploie le même terme pour comparer l’altruisme ou le défaut d’altruisme d’un chrétien, d’un gnostique, d’un bouddhiste ou d’un taoïste, et cela ne veut plus rien dire. L’altruisme pour un mystique, c’est tout faire pour que celui que l’on aide, ne tombe pas dans la spirale infernale des désirs et des passions. Sa façon d’aider, c’est de montrer à l’autre la Voie, le chemin de la sagesse et de la maîtrise de soi et ce n’est donc surtout pas lui enseigner à satisfaire tous ses désirs, puisque ce serait le seul moyen de l’écarter de la spiritualité. De même la religion catholique nomme "péché" ce qui déplait à Dieu le Père, et celui qui se laisse aller à ses mauvais penchants sera puni, il risque l’Enfer. Cela n’a rien à voir avec le bouddhiste ou le taoïste qui ne doit pas se laisser entraîner par ses passions, par l’envie, la colère et autre avarice parce que ce sont des obstacles à la réalisation de soi et que la Voie demande des efforts, par la nature des choses et non par peur d’un châtiment, d’une punition qui ne peut venir de nulle part, si ce n’est de soi-même. Le Vouloir Vivre est un instinct sans fondement, sans finalité, même si les hommes s'acharnent à inventer de sublimes causes à leurs diverses agitations et en particulier à la procréation. Dans la vie des hommes tout est organisé en vue de buts précis. Des buts totalement illusoires. S'acheter une voiture, une maison, partir en vacances ou accéder à la retraite ne sont pourtant que des moments dérisoires de l'existence. Aucun humanisme chez Schopenhauer pour qui l'homme n'est ni une fin ni une valeur sûre. Le monde est plutôt le théâtre de la folie, de l'infamie, de la cruauté, aussi bien que de la naïveté et de la sottise. Il ne voit que " des fourmis en délire, s'excitant sur cette planète perdue dans le tourbillon hystérique des galaxies ". Où est la finalité ? Le Cosmos, comme le plus petit des êtres vivants relève d'une organisation extrêmement sophistiquée. Ces combinaisons les plus hautes et les plus parfaites… sont absurdes parce qu'elles n'ont aucune raison d'être. Dans cette organisation extrêmement sophistiquée, certains voient l'Intelligence Suprême. Cela leur suffit. Mais qui est-elle? D'où vient-elle? Personne n'en sait rien mais ça rassure. En imaginant une Intelligence Suprême, on fait forcément fausse route. Si une entité pouvait embrasser tous les univers, le vocabulaire qui est à notre disposition ne saurait la nommer, ni notre esprit la concevoir. … « S'il y avait un Dieu, je n'aimerais pas être ce Dieu, la misère du monde me déchirerait le cœur.» … « Nous avouerons qu'un Dieu qui se serait avisé de créer un pareil monde, devrait avoir été vraiment possédé du Diable. » (in Le monde comme volonté et comme représentation). Schopenhauer après le marquis de Sade, met en évidence l'absurde de l'existence. Là où il y a la vie, il y a la mort. Cette évidence est la preuve que l’univers tout entier obéit à des lois que nous ne pouvons contester puisqu’elles s’imposent à nous, mais que nous ne pouvons et ne serons jamais capables de comprendre. Le monde dans lequel nous sommes obligés de vivre nous semble donc obéir qu'à une seule loi, la loi de l’absurde. Pour Sartre également, la conscience de l’existence humaine provoquera "la nausée", et ce n’est que par ses actes qu’il peut construire son essence. Mais ce ne peut être qu’une essence sociale. À la différence de Sartre, pour Schopenhauer, dans un monde qui n'a pas de sens, nous devons renoncer à exercer quelque influence sur quoique ce soit. « C’est sans raison que nous vivons et sans raison que nous mourons » A. Shopenhauer. Mais qu'importerait l'absurde s'il n'y avait la souffrance! Or, rien ne justifiant l'existence, rien ne justifie non plus la souffrance. La douleur existe, elle fait mal, elle peut durer longtemps, elle peut s'avérer irrémédiable, permanente. Le plaisir lui disparaît avec la satisfaction. Il contribue peu à notre bonheur, chacun se rend bien compte que joies et succès s'estompent avec l'habitude. Le bonheur est une illusion, un véritable miroir aux alouettes. C'est une croyance programmée par la société pour maintenir ses sujets en dépendance. Ce sont nos gènes qui nous incitent à cette quête effrénée du bonheur afin de masquer à nos yeux le tragique de l’existence. Tout bonheur est précaire: un grain de sable, un accident peuvent le transformer en malheur à jamais. Une telle quête qui nécessite tant de sacrifices peut en un instant aboutir au Rien. Tendre vers le bonheur est donc une sottise. Chacun le sait mais refoule cette évidence par peur de l'ennui. Si l'homme s'agite, c'est pour ne pas sombrer dans l'ennui. L'homme ne semble avoir été créé que pour une seule occupation: le travail. Et l'ennui est bien "la maladie du temps" de l'esclave qui ne sait que faire entre deux corvées. "La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui." A. S. Le monde comme… "Et l'homme ne détestant rien tant que l'ennui, il se plait toujours à voir du nouveau, si laid soit-il." (G. Parini 1729-1799) Et l'ennui est aujourd'hui omniprésent derrière la succession des divertissements. Une éternelle fuite en avant : on chasse l'ennui en courant après les premiers passe-temps venus, mais devant, il y aura toujours ce qu'on fuit. « Qu’est-ce que les gens ne font pas par ennui ! Ils font des études par ennui, ils prient par ennui, ils s’aiment par ennui, se marient et procréent par ennui, et finalement meurent par ennui ». Georg Büchner (1813-1837) Léonce et Léna Aujourd’hui, l’ennui semble être la préoccupation de la masse et non plus seulement des classes aisées. Les pratiques sociales ne se rattachent plus à un sens, à des repères, elles sont imprégnées d'ennui. Il est banal de relever que peu de gens ont encore l'amour du travail bien fait. Si le sens de la vie était dans l'atelier de l'artisan, il est absent de la plupart des tâches d'aujourd'hui. Les loisirs de masse ne comportent pas plus de sens. Ils passent par une consommation effrénée d'objets inutiles et surtout par une consommation schizophrénique du temps. Pourquoi travailler moins ? Pour vaincre son ennui devant un poste de télévision qui vomis en permanence des programmes bêtifiants ? Consommer son temps libre dans des divertissements qui n'ont d'autre but que de tuer le temps alors qu'on investit des moyens énormes pour nous faire vivre le plus longtemps possible ! Mais peut-être bien que l'allongement de la vie humaine n'est rien d'autre qu'une affaire d'investissement et de rentabilité. Ce qu'on nous fait prendre pour le sens de la vie, c'est une chimère : informations et connaissances prédigérées, mâchées, formatées à l'aune de la pensée molle. Guerre, violence, délinquance comme spectacle quotidien télé-guidé. Des téléspectateurs toujours plus friands de nouvelles catastrophes, de nouveaux conflits, de nouveaux lynchages et autres vulgarités médiatiques. Et d'ailleurs l'ennui lui-même incite à la transgression, à la violence, à la délinquance. Tout est préférable à l'ennui pour celui à qui personne n'a appris la maîtrise de soi. Pour Kierkegaard, c’est l’ennui qui est la source de tous les maux. Pour la religion " L'oisiveté est mère de tous les vices ", sauf pour le sage qui sait y puiser la connaissance de lui-même et du monde. Les hommes sont conditionnés à n'agir que pour la société, ils ne savent pas utiliser le temps de vacance dont ils disposent depuis peu, à la réflexion, à la connaissance de leur richesse intérieure. C’est à dire de ce qui en eux demeure indéfiniment, indépendamment de tout ce qui est extérieur et impermanent. Mais personne ne leur a appris. L’enseignement n'a jamais vraiment formé des têtes bien faites dans des corps sains, mais des travailleurs, des machines à produire et à consommer. Ils ne peuvent utiliser leur temps libre qu’à des fins extérieures à eux mêmes. Même lorsqu’ils ne sont plus soumis au labeur, ils restent sous influence. Ce temps prétendu libre ne leur sert donc à rien. C’est un temps également aliéné à l’économique, au Tyran Marchandise. Pascal a tord de croire que l'homme qui refuse Dieu est condamné à l'ennui et donc au divertissement. Au Paradis Adam et Eve devaient déjà sacrément s'ennuyer pour se laisser tenter par les jeux de Satan. Ce qui signifie également que la Plénitude Divine était loin d'être totale. Notre société porteuse d'ennui révèle ainsi un profond manque de sens d'où découle son irrémédiable effritement. Elle est ainsi une proie facile pour les barbares, des dirigeants des multinationales aux terroristes, qui eux ne s'ennuient jamais puisqu'ils ont une mission et un sens à leur vie : vaincre. En revanche on l'a vu, le seul avantage de l'ennui, c'est qu'enfin il nous permet, lorsque les traditions qui prétendaient donner du sens à la vie se sont effondrées, de nous poser la question de notre propre existence. Quand le monde n’a plus de sens, c’est le moment de rechercher une nouvelle voie. C'est le moment de penser par soi-même et pour soi-même. On tient le plus souvent pour pensée la suite de quelques mots, quelques sons connus qui nous rassurent, des constructions mentales qui tournent en permanence et qu’on prend à tord pour des réflexions. « De même qu’un singe au cœur de la forêt s’attache à une branche, l’abandonne et bondit vers une autre, de même, ô disciple, ce qu’on appelle esprit, pensée, conscience s’en vient, s’en va en une transformation incessante et perpétuelle. » Samyutta-Nikâya C’est le moment de retrouver sa propre nature libérée des conditionnements et de dégonfler cet ego qui, dans l'affairement quotidien, s'est transformé en baudruche. Et pour traquer l’ego, pour en comprendre l’absolue vanité, il suffit d’observer le travail tentaculaire du mental, l’instrument de notre représentation du monde. Le mental est là pour donner libre court à l’ego. Il lui fait croire qu’il est en progrès constant, comme l’humanité, alors que l’un et l’autre ne vont nulle part et que dans le monde, seuls les détails varient, seul le décor où se débattent les hommes paraît changer. Le monde est neutre, il n’est là que pour que nous arrivions à nous connaître mieux en l’observant. Chacun est au centre du monde qu’il regarde. Chacun veut améliorer son sort, mais personne ne se demande s’il a véritablement un sort. C’est parce que nous sommes persuadés d’avoir un sort, un destin, que nous combattons sans cesse et cherchons à dominer les autres. Alors que l’évidence, c’est l’impermanence de toutes choses. Malgré quelques contresens (comme le "pessimisme bouddhique" expression inadaptée, puisque la souffrance peut cesser par la maîtrise des désirs qui en sont la cause), autant qu'on pouvait le faire au XIXè siècle, Schopenhauer a pressenti la Voie du Bouddhisme. « Comme celui qui a atteint le sommet d'une montagne perçoit les habitants des basses vallées, ainsi le sage contemple avec un esprit invincible les insensés et leurs folies… » ( Sentence empruntée au Dhammapada ). Egalement stoïcien, il répète après Epictète qu'il est plus sage de travailler à conserver sa santé qu'à acquérir des richesses. Si l'homme s'attache aux choses extérieures : richesse, rang, famille, amis… son centre de gravité est en dehors de lui. Si ces choses extérieures s'écroulent, il s'effondrera avec elles. En revanche ceux qui peuvent se passer de tout, « ils ont leur centre de gravité en eux même, mais ils doivent s'habituer à errer parmi les autres humains, comme des êtres d'une espèce différente… » A. S. « Sans penser et sans réfléchir, le penseur ne sera pas heureux ; sans dialoguer et sans persuader, le raisonneur* ne sera pas heureux ; sans critiquer et sans invectiver, le contremaître ne sera pas heureux. Les uns et les autres sont prisonniers des choses qui leur sont extérieures ». Tchouag-tseu * La plupart des traducteurs emploient le terme de "sophistes", ce qui semble être un anachronisme et un contre-sens, les sophistes essayant à l’instar de Tchouang-tseu, de faire prendre conscience de la relativité de tout discours. « Ceux qui visent leur perfection interne agissent sans laisser de nom ; ceux qui visent les biens extérieurs n’agissent que pour en être récompensés. Ceux qui visent la récompense ne sont que des négociants. » Lao-tseu L'homme n'est libre que dans la solitude. Mais l'homme social est comme la plante dans son pot. Sa marge de manœuvre est des plus limitée. La société aime que ses sujets aient une opinion, des opinions. C'est le liant social. Celui qui se permet de ne pas avoir une opinion sur tout, est suspect. « On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul… La société est insidieuse, elle cache des maux immenses, souvent irréparables, derrière les passe-temps, les causeries et autres amusements. » A. S. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche approuve et en remet une couche : « Où cesse la solitude commence la place publique, et où commence la place publique commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses ». Lorsque Milarépa (1040-1123) commença à être reconnu et à attirer la foule, il se retira très loin, dans une vallée déserte, « Car cela est nuisible à la fermeté de mon âme… il y a danger que j’en arrive à perdre toute mon énergie ». Le seul moyen de se libérer du Vouloir omniprésent est le détachement. C'est le vide intérieur des hommes et leur fatigue d'eux-mêmes qui les poussent à rechercher la société et à s'affairer. L'instinct social des hommes ne repose pas sur l'amour des autres, mais sur la crainte de la solitude. Pour y échapper, même la pire des compagnies est toujours la bien venue. « L'amour de la vie n'est en fait que la peur de la mort. » A. Schopenhauer. La Nature ne connaît ni
altruisme ni À part celui qui comme le Bouddha ou le Christ sait que le "moi" n’est qu’illusion, tous ceux qui croient que l'Amour peut se substituer au Vouloir-Vivre, à l'instinct de survie, ne sont que des naïfs et des rêveurs qui n'ont jamais pris le temps d'observer le réel … ou des hypocrites. Même le don de soi n'est qu'un leurre dont le rôle est de justifier une existence que justement rien ne peut justifier. Une existence non nécessaire, inutile. Contempteur du monde, Schopenhauer, constate la nature désespérément tragique du réel. Pour lui la vie est une entreprise dont les recettes ne couvrent pas les dépenses. « C'est la volonté de vivre qui, toujours de plus en plus aigrie par les douleurs perpétuelles de l'existence, cherche à alléger sa propre peine en infligeant des peines aux autres. » A. Schopenhauer. Schopenhauer ne prend pas les hommes au sérieux, ce ne sont que des animaux avides et intéressés. « Aucun animal ne torture uniquement pour torturer ; mais l'homme le fait, et ceci constitue son caractère diabolique, infiniment pire que le caractère bestial. » A. S. Le philosophe ne prend pas non plus l'Histoire au sérieux. Il se méfie de tous ceux qui promettent le bonheur aux hommes... pour demain. Risible, l'Histoire croit avancer mais elle fait du surplace, elle radote et rumine. Et en effet, la même époque connaît la pénicilline et la bombe atomique, le docteur Schweitzer et les camps de concentration, Mère Teresa et Pol Pot. Dans La Force du Bouddha, Jean-Claude Carrière relève que pays riches et pays pauvres étaient, à la fin du XVIIè siècle, dans un rapport de 1 à 5, et à la fin du XXè, de 1 à 4000. L'Histoire rêve lorsqu'elle se fait messianique et promet le bonheur et la paix. Fausses promesses mais vraies bouffonneries qui assurent le pouvoir aux démagogues. L'Histoire pour Schopenhauer n'est qu' « un tissu de sottises et de méchancetés, elle ne manifeste aucune tendance morale, aucun souci de perfection. » Sa seule constante, c'est l'abus de pouvoir. Avec le recul du temps il semble évident que les hommes font l'histoire au hasard du sang versé et la subissent sans la comprendre. Pour le philosophe, le sens de l'histoire est une invention du théisme judéo-chrétien. Dans la Bible, l'Histoire a un début : Dieu choisit son peuple, et une fin, le jugement dernier. Le temps est comme un flèche qui part de la Création pour atteindre le règne de Dieu sur terre et la fin des souffrances du peuple élu. L'histoire du monde ne révèle pourtant rien de tel. Et croire que le temps a un sens parce qu'il a une signification pour le salut de l'humanité, quelle prétention grotesque! Pour Schopenhauer comme pour les bouddhistes et les taoïstes, la nature indéfiniment, reproduit les mêmes processus; l'histoire ne présente que des cycles et des répétitions. L'histoire tourne en roue libre, elle n'a pas de sens. Le monde n’a pas été créé il y a six mille ans comme il est dit dans la Bible ; il n’y a pas eu de commencement et il n’y aura pas de fin (en fait il s’agit du "Commencement" de l’ère patriarcale !). Chaque cycle dure une Kalpa, une période de temps qui dépasse notre imagination ; un seul Kalpa est égal au temps qu’il faudrait pour faire disparaître l’Himalaya si, une fois tous les trois siècles, on l’effleurait avec une très fine soie de Bénarès ! L’univers respire, et selon les anciens védiques, une kalpa représente la moitié d’un mouvement respiratoire. Voulaient-ils parler du temps de l’expansion de l’univers à partir du Big-Bang ? Le Tao n’est pas une voie qui mène à la vérité, il ne mène nulle part, ne tend vers rien ; ce n’est pas un parcours du combattant pour atteindre un but déterminé. Pour Héraclite déjà (550-480) tout est mouvement et passe d'un état à son contraire, se décompose et se recompose. Le monde trouve son harmonie, son équilibre, dans la lutte des contraires. Le monde n'est que le théâtre des tensions, la guerre est donc son fondement. C’est d’ailleurs la leçon de la mythologie grecque. Les dieux se heurtent, s’affrontent. Poussés par les Dieux (Prométhée, Enki, etc.) les mâles ont pris le pouvoir sur la Mère afin d’accédé au Progrès… et à ses conséquences désastreuses pour l’humanité et la nature. Des histoires qui symbolisent que les forces de la nature ne s’expriment pas selon des règles morales. C’est leur entrechoc qui est créateur. Comme l’énergie électrique de la terre et l’énergie électrique de l’air en se rencontrant, créent la lumière. C’est pourquoi l’homme joue avec le progrès comme un enfant avec le feu. Il met en marche des forces qui le dépassent. Chacun des prétendus effets positifs du progrès a son corollaire évidemment négatif. C'est ainsi qu'il amplifie le mal du monde, qu'il met au jour la pauvreté et l'insatisfaction. Si la médecine guérit de plus en plus de maladies, la science sans conscience en produit chaque jour de nouvelles. Parce que dans la nature nul n’a aucun droit privilégié à l’intégrité physique ou psychique. En fait, lorsqu’on calcule la durée moyenne de vie d’un occidental, compte-on les morts par la famine et par la guerre que se livrent par personnes interposées, les grandes multinationales ? Non bien sûr. Pour René Guénon il n'y a même aucune commune mesure entre la régression dans l'ordre spéculatif et intellectuel et ce qui est gagné grâce au progrès matériel et " il faut toute la déformation mentale de la très grande majorité des Occidentaux modernes pour apprécier les choses autrement " (Etudes des doctrines hindoues ). À l’époque d’Henri Bergson, l’industrialisation n’avait pas encore ravagé la planète, mais il prévoyait déjà qu’elle allait mécaniser le corps social, et que pour ne pas sombrer il fallait donner à cette société en voie de mécanisation, le temps de s’inventer « un supplément d’âme… » À l’aube du troisième millénaire, toujours point de « supplément d’âme », et maintenant il est trop tard. La philosophie n’a jamais réussi à faire table rase du divin et de ses avatars : les nouveaux mythes scientistes et techniques tentent également de justifier l’existence de l’homme et d’inciter à sa prolifération. L’homme est le cancer qui, par la pénicilline et la technique qu’il a lui-même diaboliquement inventées, métastase toute la terre. L'optimisme scientifique a mis peu de temps a dévoiler sa ridicule suffisance et son incapacité à cacher le sens tragique de la condition humaine. Pour Stephen Jay Gould (1941-2002), que d’erreurs scientifiques ont été dues au préjugé philosophique de la vision continuiste du progrès. Bien et mal sont indissolublement liés, si le premier est augmenté, le second le sera corrélativement. L'invention d'une nouvelle arme apporte plus de sécurité et de protection; elle amène également plus de danger. L'automobile a amené à l'homme plus de rapidité dans ses déplacements, mais aussi, dans la même proportion plus de pollution et plus de morts. « Les mises en garde contre le mauvais emploi des inventions techniques par la race humaine, qui risquent aujourd’hui de paraître prémonitoires, abondent dans les traités alchimiques… » Marguerite Yourcenar L’œuvre au noir (notes). A cause du progrès et de la complexification du monde, jamais l'individu n'a été aussi dépendant des autres, des mécanismes économiques, sociaux, financiers, écologiques. L'homme moderne est guidé par des milliers de paramètres qui échappent de plus en plus à son contrôle en dépit du suffrage universel et de la démocratie. Malgré le progrès, les hommes, comme les forces de la nature, se déchirent toujours sans raison, sans aucune leçon de l'expérience, comme si rien jamais ne pouvait changer.
Quant au libre arbitre, c'est une façon de rendre non responsable le créateur, des péchés de ses créatures. Mais la liberté est illusion, ce n'est qu'un concept culturel, un mot qui cache la réalité des conditionnements sociaux. Le mot liberté donne à l'homme l'impression d'être, alors qu'il n'est que ce que la société a voulu qu'il soit. La liberté qui permet à chacun de voir le monde à sa façon et donc de se heurter aux autres, n'est pas la liberté. Comme l'enseigne Krishnamurti, la liberté est dans la compréhension totale de tous les conditionnements sociaux.
C'est pour l'homme une façon d'exorciser sa propre soumission aux opinions et aux modes de la culture dominante, sa fascination à la conformité. Chacun se dépouille de soi pour se fondre dans la similitude et la multitude. Pour le dictionnaire, le mot liberté, signifie "l’absence d’entrave" et la liberté civile est "la faculté pour un citoyen de faire tout ce qui n’est pas contraire à la loi et qui ne nuit pas à autrui". La liberté, pour la société comme pour Kant, est donc en liaison avec tout ce qui est extérieur à l’homme. Or pour la plupart des sages de l’antiquité, la liberté est d’abord un travail personnel. C’est le devoir de tout être qui pense, de faire l’effort dans chaque instant de sa vie, de conscientiser tous ses conditionnements, de distinguer sa propre individualité de ses instincts animaux et sociaux. Pour Schopenhauer, le temps n'est qu'illusion. Tout se répète perpétuellement. Une agitation sans fin qui donne l'impression du devenir. Nous sommes des fourmis qui, dans un affairement incessant reconstruisent inlassablement la fourmilière régulièrement écrasée par les passants distraits. Nous passons notre temps à accumuler des richesses que nos héritiers s'empresseront de dilapider. La fortune les transformera en désœuvrés. Piteuse mesquinerie des distractions… Lutte permanente contre l'ennui, qui ne révèle que le vide de l’esprit, même si, depuis l’avènement de la télévision, l’on devrait plutôt parler d’encombrement de l’esprit. « Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde : la misère et la douleur le remplissent, et, quant à ceux qui leur ont échappé, l'ennui est là qui les guette de tous les coins. En outre, c'est d'ordinaire la perversité qui y gouverne et la sottise qui y parle haut. » A. S. Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Pour Schopenhauer, même l'amour n'est que l'illusion du génie de l'espèce qui nous attire vers l'autre dans le seul but de la procréation. Dans Justine déjà, Sade ne voit dans les passions de l’homme que des moyens employés par la nature pour parvenir à ses fins. L'Amour est un leurre en vue de la procréation comme les plumes de paon sont un leurre en vue de l'accouplement. « Les hommes ne sont mus ni par des convoitises dépravées, ni par un attrait divin, ils travaillent pour le Génie de l'Espèce, sans le savoir ils sont tout à la fois ses courtiers, ses instruments et ses dupes… Les femmes sont ses complices… » A. S. Pour le philosophe, « la femme est le funeste moule de la vie. » Certes, comme la plupart des hommes du XIXè siècle, Schopenhauer exprime souvent sa misogynie. Mais il est trop facile de condamner son diagnostic sous ce prétexte. Ses réflexions sur la procréation dépassent largement son sentiment sur la femme. Certes, comme la plupart des hommes du XIXè siècle, Schopenhauer exprime souvent sa misogynie. Mais il est trop facile de condamner son diagnostic sous ce prétexte. Ses réflexions sur la procréation dépassent largement son sentiment sur la femme. D’autre part, Schopenhauer serait plutôt humanophobe que misogyne, si le mot existait. Les gens ont toujours besoin de classer, de cataloguer, mais certains mots effraient tellement leur vanité qu’ils préfèrent ne pas les inventer, même s’ils sont une évidence, une réalité intangible. Ils ne cherchent pas à comprendre, à voir un peu plus loin que le bout de leur nez, à se rendre à l’évidence que l’absurdité et la cruauté de la mécanique de la nature n’ont aucun sens, aucune justification. Le sort des êtres vivants régis par la nature est insupportable. L’humanophobie dépasse la misanthropie. Le misanthrope n’aime pas les gens avec qui il vit, soit parce qu’il se croit victime de persécutions, soir parce qu’il se sent incapable de réaliser ses rêves, soit parce que son attitude l’empêche de se faire aimer. Et parce qu’il n’aime pas ceux qui lui sont proche, il pense ne pas aimer le monde entier. L’humanophobe au contraire peut très bien aimer ses proches, ses amis, s’intéresser à mille choses, avoir de la compassion pour les misères du monde et pourtant n’avoir aucune considération pour l’espèce humaine. Espèce humaine qui n’a pas plus de raison d’exister et de souffrir que n’importe quelle autre espèce animale. « Parce qu'un homme a joui du plaisir de la procréation, un autre, son fils ou sa fille, doit vivre, souffrir et mourir ! Comment pourraient-ils ne pas former qu'une seule et même chose ? » Schopenhauer rêve du dernier homme, mais il sait que la folie d'engendrer est la plus forte. Aucun moyen de contraception ne peut contrebalancer ce "Vouloir Vivre". Le "Vouloir Vivre" est plus fort que l'intelligence. En fait l’intelligence n’est qu’un des outils du "Vouloir Vivre" Le combat contre l'instinct de survie de l'espèce est perdu d'avance. Les hommes ne semblent nés que pour passer le temps, conditionnés dès le plus jeune âge à " gagner leur vie en la perdant…" Ils méprisent le conformisme de leurs aïeux, la lâcheté de leur père… Mais demain que feront-ils eux-mêmes? Ils feront comme le chat de Schopenhauer: « Je le sais, si j'allais gravement affirmer à quelqu'un l'identité absolue du chat occupé en ce moment même à jouer dans la cour et de celui qui, trois cents ans auparavant, a fait les mêmes bonds et les mêmes tours, je passerais pour un fou; mais je sais aussi qu'il est bien plus insensé encore de croire à une différence absolue et radicale entre le chat d'aujourd'hui et celui d'il y a trois cents ans… » (A. S. Le monde comme volonté et comme représentation). L'homme de demain fera comme son lointain ancêtre d'il y a 300 ans. Le moteur de la survie de l'Espèce l'entraînera encore et toujours dans l'absurde tourbillon de la procréation. Un moteur alimenté par le mal et lubrifié par le bien afin qu'il ne se grippe point. Schopenhauer a influencé les écrivains naturalistes du XIXè . Pour Joris-Karl Huysmans, seul le pire arrive. Le héros de A vau-l'eau erre d'une nausée à l'autre. Il passe sa vie à tenter d'éviter les pièges du monde. Il se rend compte que les changements de route sont vains, les efforts totalement stériles et que seule la folie pousse les hommes à engendrer. « Bien que ces enfants fussent ignobles, il ne put s'empêcher de s'intéresser à leur sort et de croire que mieux eût valu que leur mère n'eût point mis bas. En effet, c'était de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles dès le premier âge ; des coups de botte et des travaux abrutissants, vers les treize ans ; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages dès l'âge d'homme ; c'était aussi vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice… » J-K. H Quant à Guy de Maupassant, il appelait Schopenhauer son maître. Il lit avec enthousiasme la traduction des Aphorismes et se convainc de l'absurdité de la reproduction humaine. Le héros de Mont-Oriol s'éloigne de sa maîtresse dès qu'il la sait enceinte. Il ne la voit plus que comme agent reproducteur. Vénus a perdu son sexe pour mieux couver : « Elle n'était plus que l'animal qui reproduit sa race… » Albert Caraco (1919 – 1971)
« Je me sens loin des hommes et des femmes, leur union me paraît assez ridicule et j’aime mieux la solitude que le mariage, et le néant que la paternité ». « Je me demande si je l’aime [Madame Mère] : Non, je lui reproche de m’avoir châtré, c’est vraiment peu de chose, mais enfin… et puis elle m’a mis au monde et je fais profession de haïr le monde ». A. C. Madame Mère est morte C’est ainsi qu’il attendra longtemps la mort de son père, pour se suicider à cinquante deux ans. Si pour Schopenhauer l'homme est une marionnette dont les fils sont tirés par le " Vouloir ", pour Albert Caraco les hommes sont des somnambules qui suivent comme des zombies la Loi de l'Ordre. Il rappelle qu'à Sparte celui qui ne procréait pas était puni et que dans les trois religions monothéistes, la stérilité est une malédiction. Dans la société humaine comme dans celle des fourmis, tout est programmé pour favoriser la ponte. Guerrières et travailleuses doivent se sacrifier pour le nombre. Certains mollusques pondent plusieurs millions d'œufs pour que seulement deux d'entre eux perpétuent l'espèce. Les autres ne représentent que de la nourriture pour le reste du monde vivant. Un monde vivant dont le cœur bat au rythme des meurtres. « C'est pour la mort que nous vivons, c'est pour la mort que nous aimons et c'est pour elle que nous engendrons et que nous besognons… » « Voilà des millénaires que (les maîtres) veulent que les subalternes multiplient, afin de les embesogner et de les mener à la mort… Ils organisent méthodiquement l'Enfer, où nous nous consumons, et pour nous empêcher de réfléchir ils nous proposent des spectacles imbéciles où notre sensibilité se barbarise et notre entendement achèvera de se dissoudre… » « Il faut aux maîtres des esclaves, plus les esclaves sont nombreux et plus les maîtres s'enrichissent, tout leur est bon pour que les femmes soient fécondes et que les enfants naissent, le dépeuplement serait leur ruine, ils aiment mieux que l'univers éclate… » A. C. Bréviaire du chaos L'humanité, masse de perdition, ne risque pas d'être rachetée de sa prétendue faute originelle, par la seule " Grâce de Dieu ", comme le prêche Augustin… Solution de facilité, solution dérisoire. « La masse de perdition engendre à perdre haleine, afin d'être innombrable et de fournir sans lassitude une légion de victimes… » A. C. Comme Schopenhauer Caraco voit dans le raisonnement seulement le moyen subtil pour justifier les conséquences absurdes du Vouloir. « La démesure est notre dénominateur commun et nous ne sortons jamais de l'incohérence, nous évacuons l'objectivité sous les prétextes les plus admirables et nous nous dérobons à la véracité par le recours à la dialectique, nous avons l'art de multiplier à loisir les points de référence et d'en changer au gré de nos besoins. » A. C. Dans une interview, José Luis Borges dira que notre intelligence n’est là que pour fournir des raisons à ce que notre volonté ou nos instincts veulent. Pour Tchouang-tseu : « l’excès d’intelligence met du désordre dans le rayonnement de la lune et du soleil, effrite les montagnes, dessèche les fleuves et perturbe la succession des quatre saisons ». Et encore plus aujourd’hui, qu’il y a deux millénaires et demi. Ce qu'on appelle la raison, l'intelligence, ne sont que des outils mis en œuvre par l'instinct social pour faire passer la pilule de l'existence et justifier le principe premier qui est la course à l’immortalité de nos gènes. « Les catégories de l’intelligence et les idées de la raison sont éminemment subjectives… ce sont toujours nos sens qui nous donnent accès à la réalité du monde » Eugen Drewermann, De la naissance des dieux… On ne peut sortir de la prison de l'Espèce. A l'intérieur de ce cycle de la naissance et de la mort, nos idées ne peuvent obéir à l'objectivité, à la cohérence et à la mesure. Seule la folie peut conduire les actions des hommes. « Nous avons mis la folie et la mort sur les autels. » A C. Plus l'homme est intolérant et intégriste, plus il veut se multiplier. « Le nationalisme est une frénésie pareille à celle qui s'empare des sociétés animales devenues trop nombreuses… Le nationalisme est l'art de consoler la masse de n'être qu'une masse… » A. C. L'Efficacité est un Dieu meurtrier qui réclame sans cesse des sacrifices humains. De ceux qui s'épuisent au travail à ceux qui se tuent sur les routes. L'auteur de Huit essais sur le mal, relève que les païens vénéraient les arbres, les sources, le vent… et que les religions révélées adorent la folie et l'incohérence. « C'est la fécondité non pas la fornication qui détruit l'univers, c'est le devoir et non pas le plaisir… » A. C. C’est la confusion entre la procréation et l’amour essentiellement à cause des trois religions monothéistes, qui a eu des conséquences dramatiques sur le psychisme des êtres. Une confusion mentale à l’origine de tant d’atteintes à la liberté, de tant de frustrations, de condamnations, de bûchés et de misère. Albert Caraco est l’annonciateur du chaos. C'est un pamphlétaire d'une extrême intransigeance. C'est un malthusien radical. « Les hommes se sont répandus sur l'univers comme la lèpre et plus ils multiplient, plus ils dénaturent, ils croient servir leurs dieux en devenant toujours plus innombrables, les marchands et leurs prêtres approuvent leur fécondité, les uns parce qu'elle les enrichit, les autres parce qu'elle les accrédite… les intérêts de la morale et du négoce forment une alliance indéfectible, l'argent et la spiritualité ne souffrent que le mouvement s'arrête, les marchands veulent des consommateurs, les prêtres veulent des familles, la guerre les effraye moins que le dépeuplement… » A. C. Chez Caraco le mot Holocauste revient sans cesse. Il est vrai qu'après avoir subi un tel choc, l'homme aurait dû se réveiller. Mais bien au contraire tout est mis en œuvre pour que les haines embrasent à nouveau le monde. Chaque enfantement donne une nouvelle offrande à Dame Bêtise. « Un monde peuplé d'onanistes et de Sodomites serait moins misérable que le nôtre… » A. C. Pour ce prophète qui inverse l'ordre divin: « Ne croissez point et ne multipliez jamais… », la seule source du malheur est la fécondité. Il voit la terre s'épuiser sous la multitude. Si l’homme avait été sage, il aurait limité sa propagation au stade où il en était arrivé au début de l’ère chrétienne : environ cent millions d’individus, c’était bien suffisant pour laisser la terre vivre aussi. Mais aujourd’hui, cette pauvre planète supportera bientôt le dixième de tous les hommes qui y sont nés (cent milliards d’individus au total), une situation aussi unique que catastrophique ! C’est bien beau d’inventer la pénicilline alors qu’on est incapable de modifier les comportements, de mettre en place des politiques de contrôle des naissances ; alors qu’on est incapable de maîtriser les conséquences désastreuses de nos prétendus progrès ! Pour Caraco la surpopulation est la seule véritable pollution de la terre, l’homme en est l’unique prédateur ! « Nous sommes trop nombreux, déjà l'espace se refuse, il ne nous reste plus d'îles à découvrir ni de montagnes à gravir, nous nous entrechoquons, l'air vient à nous manquer et l'eau s'enfonce sous nos pas dans les entrailles de la terre, nous lorgnons déjà les étoiles, les hommes s'enflent comme un océan et les efforts que l'on déploie rappellent les convulsions de la noyade, enfin nous nous tuons à besogner et nous nous épuisons à subsister, nous finirons par marcher sur la tête ou par servir nous-même de tapis à ceux qui nous écraseront… » A. C. Huit essais sur le mal Le corollaire en est que la charité, l'humanitaire comme on dit aujourd'hui, est vain, même néfaste. « La charité
n'est qu'un délire, elle flétrit ceux qu'elle enveloppe, il vaut mieux se
détruire que d'en être la victime, En fait Albert Caraco est un humaniste qui souffre dans sa chair et dans son cœur, à la vue de ces millions d’innocents enfants condamnés parce que nés dans les favelas du monde. Condamnés à la faim, au désespoir, à la cruauté, au viol, à l’exploitation… à la mort ! La beauté de l’innocence transformée en monstruosité de laideur par une procréation absurde, qui défie l’entendement (au Rwanda, en Haïti, au Bengladesh…). Malgré son radicalisme, Albert Caraco fait encore preuve de trop d'optimisme, il n'a pas renié son passé culturel. Séfarade lucide et désabusé, il ne peut s'empêcher de situer encore l'Homme sur l'échelle du temps qui part de la Création pour arriver au Jugement Dernier. L’imprécateur messianique attend malgré tout l'avènement de l'âge d'or. Caraco croit que l'univers peut être changé et que le salut est possible. Il ne peut s'empêcher d'imaginer la Cité Future, après le Grand Cataclysme. « Car nous allons mourir par millions d'abord, par milliards ensuite et nous n'arrêterons plus de mourir jusqu'à ce que la masse de perdition se soit éteinte et l'univers guéri de cette lèpre, la lèpre des humains qui le dévorent en surnombre. Ce n'est qu'à ce prix-là que l'univers sera changé, ce n'est qu'à ce prix-là que le Salut dont on nous parle depuis deux mille ans, cessera d'être une hypothèse… » A. C. La terre et l’univers, n’ayant pas d’état d’âme, n’étant concernés par aucune morale, Caraco pense donc que l’Homme sera sauvé. C'est croire encore à son intelligence, et à sa capacité à gérer sa destinée avec harmonie. Or il n'y a pas si longtemps, les hommes étaient peu nombreux sur la planète, cela ne changeait rien à la condition humaine. Il n’en demeure pas moins qu’Albert Caraco est un néo-gnostique, le plus grand et le plus lyrique prophète de l’apocalypse des temps modernes. « Plus les hommes surabondent et moins vaut l’homme… » (A. C.) est tout à fait dans la ligne de G.I. Gurdjieff. Rappelons que pour le penseur russe, il n’y a pas de dualité entre l’esprit et la matière. L’esprit est matière et vis versa. Rappelons que déjà John Locke (1632-1704), à la différence de René Descartes, pensait qu’il était possible que ce qui connaît et pense soit aussi matière (Essai concernant l’entendement humain). De même que la lumière est ondulatoire et corpusculaire, le Tout est à la fois matière et esprit. Et sur terre, comme la matière, l’esprit ne peut exister en quantité infinie. Et comme l’esprit, l’amour ne peut être distribuée à la multitude. Il ne s’adresse qu’aux proches, aux frères. Pour les autres, comme dirait Cioran, nous ne pouvons avoir que de la compréhension, de l’empathie, voire de la compassion, comme pour tout être vivant. Emil-Michel CIORAN (1911-1995) CIORAN est roumain, il vient d'une terre d'où est sorti le catharisme :
« Si j'étais croyant, je serais cathare. » Cioran, Cahiers.
Photo John Foley « Tout nouveau-né est pour moi un malheureux de plus, comme tout mort un de moins. C'est chez moi une réaction mécanique. Condoléances pour la naissance, félicitations pour la mort… » C. En effet Thucydide (env 460-395) notait déjà quatre siècles avant notre ère : « Hérodote témoigne qu’une région confinant à la Thrace [Bulgarie actuelle], est habitée par des hommes nommés Trauses , lesquels ont coutume lorsqu’un enfant naît, de s’assembler autour et d’accueillir sa venue avec cris, pleurs et lamentations, rappelant combien de misères et de calamités il va souffrir en ce monde, et lorsque l’un d’eux est passé de vie à trépas, d’accompagner celui-ci à sa sépulture en grande fête et ébats, chantant et récitant joyeusement la multitude des maux et des tourments dont il est délivré. » Cioran connaît le Bouddhisme, déjà présent chez les Bogomiles : « Le drame ce n'est pas de mourir c'est de naître… »
Cioran a lu Schopenhauer, il y trouve la confirmation de ses propres sentiments, de sa manière de sentir et de réfléchir. Pour Cioran la vie n'a pas plus de sens que pour Schopenhauer ; tout est leurre chez l'un, tout n'est qu'illusion, chez l'autre. Il existe entre les deux penseurs une étroite parenté. Pour Cioran aussi, la création est une faute : c'est le forfait fameux. La procréation est une version mineure de ce forfait. De quoi sommes-nous coupables sinon d'avoir suivi l'exemple du créateur ? « Depuis toujours, tous les hommes ont vécu en vain, et sont morts en vain. La grande erreur, c'est donc bien la naissance… » « La seule chose que je me flatte d'avoir compris très tôt, avant ma vingtième année, c'est qu'il ne fallait pas engendrer. Mon horreur du mariage, de la famille et de toutes les conventions sociales vient de là. C'est un crime de transmettre ses propres tares à une progéniture, et l'obliger ainsi à passer par les mêmes épreuves que vous, par un calvaire peut-être pire que le vôtre. Donner la vie à quelqu'un qui hériterait de mes malheurs et de mes maux, je n'ai jamais pu y consentir. Les parents sont tous des irresponsables ou des assassins. » " Je n'ai jamais admis la sexualité en dehors du plaisir. Sa fonction proprement dite m'a toujours inspiré une aversion insurmontable. Jamais je n'aurais de mon propre gré accepté de prendre la responsabilité d'une vie. " Cahiers 1957-1972 Les hommes semblent en effet tourner en rond comme les poissons rouges dans leur bocal. Ils rêvent d'en sortir mais ils pondent toujours, alors qu'il est évident que l'issue n'est pas pour eux, mais pour ceux qu'ils n'engendreront pas. " Ces enfants dont je n'ai pas voulu, s'ils savaient le bonheur qu'ils me doivent." Aveux et Anathèmes. L'individualité et le libre arbitre sont illusoires aussi bien pour Schopenhauer que pour Cioran. « Il faudrait renoncer à porter un jugement d'ordre moral sur qui que ce soit. Personne n'est responsable de ce qu'il est ni ne peut changer de nature… » Ne jamais juger ni les évènements ni les êtres. La Vérité est comme un immense puzzle, et quoi que nous fassions, malgré tout notre savoir, nous ne disposons que de quelques pièces. Dès que nous avons réussi à en assembler quelques unes, nous croyons y voir clair, nous nous empressons d’y coller une étiquette alors que nos yeux de myopes ne perçoivent qu’une infime partie de la fresque. Par facilité et manque de rigueur nous nous complaisons dans nos vues fragmentaires. Pour être libéré des reflets incessants, soyons comme le "parfait miroir" des anciens maîtres taoïstes, qui voit tout, mais ne prend rien, ne choisit rien, ne condamne rien. « La feuille jaunie de l’arbre n’est pas plus responsable de son état que le malfaiteur dans la société ». Khalil Gibran C’est ainsi que pour l’ésotérisme toutes les religions détiennent une part de la vérité indivisible. L'action d'un être est le résultat d'une des multiples équations de sa vie qui comporte des millions de paramètres en interaction constante. Même s'il croit être libre, il a été en fait conditionné à agir de la sorte. Si nous connaissions tous ces paramètres qui le déterminent, nous n'aurions plus rien à dire. Il n’y a pas eu de monarque plus sage que Marc Aurèle ; pourtant il n’a cessé de faire la guerre, par nécessité. Il a persécuté les chrétiens alors qu’il était plus proche du Christ qu’eux. Au tribunal de l’histoire qui aurait la prétention de le juger ? Celui qui a conscience du Tout, voit l’Un dans le Tout et le Tout dans l’Un, comme il voit le Laid dans le Beau et le Beau dans le Laid. Le beau dans l’art naît certes du génie, mais plus sûrement du labeur, de l’acharnement, de l’effort et de la richesse accumulée de façon inavouable par les puissants. Combien de merveilles du monde créées par l’homme, ne sont sorties de terre que par le sang versé et la spoliation! Dans la nature le beau n’est qu’un instrument pour séduire le partenaire en vue de la propagation de l’espèce, pour tromper le prédateur à l’affût ou attirer la victime dans le piège. Seul le silence est de rigueur devant la compréhension. Même si compréhension n'est ni justification ni approbation, puisque ce sont également des jugements. Réagir autrement sous prétexte que nous ne pouvons pas connaître l’ensemble des paramètres est donc stupide et indécent ; ce serait tout simplement la révélation de notre ignorance. Rappelons la sentence de Wittgenstein : « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire ». L'Histoire pour Cioran n'a pas plus de sens que pour Schopenhauer. « Quand on pense aux salons littéraires allemands romantique, à Henriette Herz, à Rachel Levin, à l'amitié de celle-ci, juive, avec le prince Louis-Ferdinand, et quand on songe qu'un siècle après on allait assister, dans le même pays, au nazisme ! Décidément, la croyance au progrès est la plus niaise et la plus stupide de toutes les croyances » Cahiers 1957-1972 Les Droits de l'Homme sont totalement virtuels; c'est à tout instant qu'il faut les surveiller, parce la plupart des êtres dits humains sont prêts à sacrifier une bonne partie de l'humanité pour leur propre survie ou pour préserver celle de ceux qu'ils aiment, qu'ils croient aimer, quand ce n'est pas pour satisfaire leur mégalomanie. L'éducation et la culture, comme la politesse, ne représentent que le vernis dont nous avons besoin pour nous supporter en société. La terreur, la peur, l'envie, la jalousie, mille causes le craquelle et la nature originelle de l'homme réapparaît : la bête malfaisante. Le drame de la démocratie, c'est que dans les moments difficiles elle ne peut résister, elle est balayée. Basée sur la raison, sur le contrat, elle ne possède aucune arme contre la violence politique, terroriste, guerrière ou même économique. La peur désagrège le ciment consensuel et c'est la panique, et de la panique naît la dictature. Une civilisation commence par devenir tolérante avant de disparaître, submergée par les barbares dont la seule force est justement l’intolérance. Les démocraties sont des sociétés qui ont gagné en humanité, mais qui ont perdu en conséquence en capacité à résister à l’agressivité, à l’incivisme, à la violence extrême, à la barbarie, elles se sont désarmées elles-mêmes et se retrouvent démunies et fondamentalement vulnérables, ce que ses ennemis profitent sans vergogne. Une civilisation commence par devenir tolérante avant de disparaître, submergée par les barbares dont la seule force est justement l’intolérance. "… A la longue, la tolérance engendre plus de maux que l'intolérance, tel est le drame réel de l'histoire. Si cette affirmation est vraie, il n'est pas d'accusation plus grave portée contre l'homme…" Cioran Les pacifiques sont toujours les victimes de l’intolérance. L'éradication de "l'hérésie cathare" par l'inquisition en est la meilleure illustration. Et plus proche de nous, ce sont le génocide nazi, les purges de Lénine et de Staline ou encore l'anéantissement des tibétains, de leur tradition, de leur culture, de leur religion. Un peuple pratiquant depuis mille ans la non-violence, rayé de la carte au moyen des plus effroyables exactions. L’histoire révèle que lorsque les peuples ont atteint un certain degré de civilisation, ils deviennent enfin tolérants et se sentent même coupables de leurs conquêtes. Ils s’abandonnent sans retenue au confort, rechignent au travail et ouvrent leurs frontières aux esclaves. Ils trouvent des circonstances atténuantes à tous les délits, parce que pas un parmi eux, n’a vraiment la conscience tranquille. La justice n’a plus le temps de défendre la veuve et l’orphelin, tant elle est engluée dans des procédures dont le seul effet est de permettre aux avocats de sauver leurs clients. Les juges ressentent tant de mépris pour eux-mêmes après tous les non-lieux dont bénéficient les politiques corrompus, qu’ils n’osent plus condamner les délinquants normaux. Une délinquance qui finit par gagner toutes les couches de la société et qu’on appelle alors incivisme, en croyant ainsi l’exorciser. « Une justice inspirée par la pitié, porte préjudice aux victimes » Le Talmud « En pardonnant trop à qui a failli, on fait injustice à qui n’a pas failli. » Baldassarre Castiglione (1478-1529) Au cours de leur longue histoire d’abus de pouvoir, les hommes n’ont jamais été capables d’appliquer le premier principe de la démocratie : le respect de la loi, votée afin que chacun respecte l’autre. L’autorité judiciaire qui n’applique pas la loi, par peur, démagogie ou fausse compassion, rompt la cohésion sociale. La loi, qui est un contrat entre les citoyens est alors considérée par eux-mêmes comme une contrainte à détourner à leur profit. Que l’homme commence déjà par respecter son voisin, avant de prétendre sauver l’humanité. Que chaque homme essaie de considérer que sa vérité est partielle et que l’erreur de l’autre peut révéler une vérité qui peut lui apporter quelque chose. Que chacun réagisse contre son inclinaison naturelle à exagérer sa vérité et à ne pas voir ses erreurs, puisqu’en toutes choses il y a autant de négatif que de positif. Et c’est ainsi que le mal grandit avec le bien. La prétendue bonté originelle de l'homme fait bien ricaner Cioran. Une rêverie sur laquelle repose pourtant aussi bien le libéralisme que le socialisme, les deux piliers branlants d'un monde occidental qui ne survivra pas à sa folie des grandeurs. Les philosophes des Lumières, avec Jean-Jacques Rousseau en première ligne, ont influencé des générations d’enseignants et d’hommes politiques généreux ou démagogues, en leur faisant croire à la bonté naturelle de l’homme et donc en leur enlevant toute notion de responsabilité et de devoir. L’auteur de "L’Emile" n’a semble-t-il pas pris le soin de bien observer ses propres enfants, au contraire de John Locke :
Les maux de la société occidentale européenne sont en partie issus de l’utopie du bon sauvage. Une philosophie en contradiction totale avec les faits. Tout un chacun admet facilement et avec raison que les politiques, les prêtres, les grands bourgeois sont pour la plupart corrompus, que la raison ne réside pas dans leur enfance difficile et que de plus, ils sont évidemment irrécupérables. Pourquoi alors voleurs à la tire, racketteurs d'adolescents, dealers de banlieues et autres délinquants à la petite semaine seraient-ils différents ? Pourquoi eux seuls seraient-ils des saints corrompus par la société et donc, évidemment et systématiquement récupérables ? Peut-être parce que nous nous sentons coupables du fait qu'ils sont les seuls à être condamnés, parce que nous fermons les yeux sur les méfaits des super grands délinquants qui ont pignon sur rue et que nous encensons quotidiennement lors de nos grotesques messes médiatiques ? En politique les extrêmes sont capables du pire et entre les deux, on est capable de rien puisque ce sont alors les groupes de pression qui mènent la barque. Ils tirent chacun de leur coté, à hue et à dia. C’est pourquoi la barque finit par chavirer ou par s’écraser sur le premier écueil. Imaginer la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est comme inventer une vie capable de s’abstraire des fonctions organiques. La pauvreté ne rend pas méchant, comme l’affirment avec démagogie les arrières petits enfants naturels de Jean-Jacques Rousseau. Elle ne la justifie même pas. La cruauté est au plus profond de l’homme, quelque soit sa condition. L’homme n’est pas corrompu par la société, c’est l’essence même du vivant de corrompre et de se laisser corrompre. Même incrédulité de Cioran vis-à-vis de l’Amour Fraternel. Un mensonge de plus pour permettre aux hommes de se donner de l’importance, pour justifier leur existence inutile. « Aimer ses semblables quand ils se chiffrent par milliards ! » Cahiers
Le progrès et le travail Cioran a la même conception du progrès que Schopenhauer et Caraco, mais il l'exprime avec beaucoup plus d'humour et d'ironie.
« Devant le téléphone, la voiture, devant le moindre instrument, j'éprouve un insurmontable mouvement de dégoût et d'horreur. Tout ce qu'a produit le génie technique m'inspire une terreur presque sacrée. Sentiment d'inappartenance totale devant tous les symboles du monde moderne… » Cioran Pour Cioran, 24 heures sur 24 les média insultent le Silence. « Le bruit me rend fou, particulièrement celui de la radio qui me jette dans des convulsions d'épileptique. La civilisation, qu'on ne s'y trompe pas, c'est la production du bruit, l'organisation du vacarme… La technique confère à n'importe qui des pouvoirs de monstre… » Que de bruits et de fureurs ! Le Dieu Bon a créé le singe qui sait cheminer sur la pointe des pieds, et le Diable a créé l’homme, éternel enfant mal élevé qui ne cesse de se faire remarquer. Totale incompréhension également de Cioran devant ce Vouloir Vivre qui mène les hommes. « Partout des gens qui veulent... Mascarade de pas précipités vers des buts mesquins ou mystérieux ; des volontés qui se croisent. Chacun veut. La foule veut. Des milliers tendus vers je ne sais quoi. Je ne saurais les suivre, encore moins les défier ; je m'arrête stupéfait : quel prodige leur insuffla tant d'entrain? Mobilité hallucinante : dans si peu de chair tant de vigueur et d'hystérie ! Ces vibrions qu'aucun scrupule ne calme, qu'aucune sagesse n'apaise, qu'aucune amertume ne déconcerte... Ils bravent les périls avec plus d'aisance que les héros: ce sont des apôtres inconscients de l'Efficace, des saints de l'Immédiat, des dieux dans les foires du temps… » Cioran Cioran est prêt à accepter n'importe quelle humiliation ou souffrance plutôt que de se plier au travail. Il est prêt à tout sauf à gagner sa vie. Pour Cioran exercer un métier est la pire des déchéances. Il a réussi à échapper à ce premier carcan, à ce premier enchaînement qu'est le travail, l'aliénation primordiale qui entrave le développement de l'esprit. Le travail coupe le temps en morceaux. Comme le jour et la nuit, il rythme la vie, la rend discontinue. Il morcelle la réflexion, qui ainsi perd son propre fil. Il empêche l'esprit de poursuivre sa quête. Or toute méditation ne doit être interrompue sous aucun prétexte, si l'on souhaite atteindre le fond de soi-même. Certes ce qu'on y trouve, une sorte de lucidité totale, agit comme un trou noir, un vide qui vous aspire ailleurs. Avant d'atteindre cet espace intérieur, il est donc préférable d'avoir réussi à se détacher de tout, sinon c'est l’implosion, la dépression. C'est pourquoi l'homme s'occupe. C'est pour ne jamais aller jusqu'au bout de sa réflexion, pour mieux supporter la vie. " La vie n'est supportable que si on n'est pas capable d'en tirer les dernières conséquences." Cioran C’est le monde actuel qui n’est pas fait pour l’homme, et la dépression n’est pas une maladie comme voudraient nous le faire croire ceux qui sont chargés de ramener les veaux dans le corral. À partir d’une rupture dans le traintrain quotidien, d’un choc existentiel, c’est la peur du vide. Une occasion fantastique à saisir pour changer de Voie. La dépression est définie comme une incapacité à prendre une décision, à s’engager dans une action. C’est une absence de motivation, une dégradation d’humeur et d’élan vital qui vont de pair avec un sentiment de culpabilité alimenté par l’entourage social. Le dépressif a honte de sa dépression. Il faut retourner la culpabilité à l’envoyeur. C’est une chance inespérée de s’apercevoir enfin de l’immense gâchis de sa vie, d’essayer de comprendre tout ce qui nous a fait prendre des vessies pour des lanternes durant tant d’années. C’est l’occasion de tirer un trait sur tout ce qu’on a cru adorer et se mettre à l’écoute de sa nature profonde, de son univers intérieur tout en restant sourd aux chants des sirènes extérieures. N’écouter ni le psy ni le médecin, qui à coup d’antidépresseurs qui détruisent le corps, n’ont comme objectif que de vous faire rejoindre le troupeau social. Il faut s’éloigner de nos attaches, de nos adhésions, de nos croyances. Il faut se retirer dans un coin du monde différent de l’environnement habituel, là où les relations avec les choses et les autres n’ont pas encore été faussées. Pour regarder, sentir et écouter la nature, les hommes, les femmes et les enfants qui malgré ou grâce à la pauvreté, ont encore le regard clair. Et éventuellement revenir ensuite chez soi, mais avec une autre vision du monde, une autre mentalité. On a sans doute tout perdu, mais gagné la paix intérieure.
Cioran a fait vœu d'inutilité. « Quand on a entrevu, par une intuition bouleversante et facilement renouvelable, sa propre inutilité, il est incompréhensible que n’importe qui n’en ait fait autant. » Précis de décomposition. « Tout ce que l'homme fait m'apparaît artificiel et inutile… Quelle absurdité que ce singe qui va au bureau ! Se confiner dans une chambre, se mettre à sa table de travail, y rester pendant des heures, non, la dernière des bêtes est plus près de la vérité que l'homme… » Cahiers Même s’il est bien difficile, comme le disait déjà Schopenhauer, de ne pas réagir à l’agression des mille détails qui perturbent notre quiétude : « Personne n’a été plus que moi persuadé de la futilité de tout ; personne non plus n’aura pris au tragique un si grand nombre de choses futiles » E. M. Cioran L'art de l'inutile, c'est le plaisir de la pensée pour elle-même, la libre pensée, la noble pensée méditante opposée à la sordide pensée calculante. Plus l’utile tombe dans l’abjecte, plus l’inutile devient noble. La pensée de Cioran est reposante, apaisante, parce qu'elle est sans but, sans solution. Il n'y a aucun port à chercher, aucun salut à gagner. « La folie des agités prévaudra toujours sur la sagesse des pacifiques… C'est qu'effectivement la vie n'est pas d'essence divine mais démoniaque… » Cioran Pour l'homme, l'agitation tient lieu de personnalité. Et pourquoi tant d'agitation ? L'homme a besoin de si peu pour survivre dans la paix. S'il était raisonnable, les produits de la nature suffiraient amplement à sa subsistance. Il n'aurait même pas besoin de sacrifier les animaux. Mais croire l'homme raisonnable, c'est un prétentieux aveuglement. L'homme est trop avide d'abus de pouvoir. Beaucoup plus homo opprimens qu'homo sapiens. " L'appétit de destruction est si ancré en l'homme que personne, même pas un saint, n'arrive à l'extirper. Il est certainement inséparable de la condition du vivant. Le fond de la vie est démoniaque. La destruction a des racines si profondes en chacun de nous qu'il est très probable que nous ne pourrions pas vivre sans elle, j'entends sans le désir de nous y livrer. Elle fait partie de nos données originelles. Chaque être qui naît, c'est un destructeur de plus. " Cioran « Je ne crois pas au Péché dans le sens chrétien. Mais je crois que l'homme est un animal marqué, qu'il est réellement affecté d'une tare initiale, et c'est grâce à elle qu'il a glissé de la condition animale à la condition humaine. » « A bien examiner les êtres, on n’en trouve aucun qu’on puisse envier vraiment… » Cioran, Cahiers. Cioran n’envie personne. C’est bien la preuve que s’il est dans le monde, il n’est pas de ce monde. De ce monde où chacun est jaloux de son prochain, de son collègue de travail. « Où que j’aille, je me sens étranger. Tout le monde me semble trop positif, trop professionnel. Je ne fais pas partie de la société, et je voudrais bien m’évader de l’espèce. » Cahiers Dans les temps troubles l’envie pousse la plupart à dénoncer le voisin et l’ami d’hier. L’envie et la jalousie au quotidien, ce sont les petites délations au chef de service, au syndicat, à l’autorité la plus proche, au groupe des autres envieux toujours à l’écoute. L’envie c’est ce qui reste de l’instinct de domination des nuls. L’envie, une paranoïa qui mine la vie des animaux sociaux, elle est cause de nombreux dysfonctionnement quant elle ne devient pas le multiplicateur de la terreur. Combien sont morts sous la guillotine ou dans les camps pour avoir été dénoncés par un envieux. Les envieux sont des faibles et des lâches, ils ne jalousent jamais ceux qui les écrasent , les monstres, les corrupteurs , les dictateurs, les grands arnaqueurs ; ils n’envient que leurs semblables, leurs compagnons de galère qui ont un peu plus travaillé, qui ont eu un peu plus de chance, un peu plus de courage, un peu plus de fierté qu’eux. Les envieux haïssent leurs frères et s’agenouillent devant les puissants, les profiteurs qui les méprisent mais s’appuient sur eux pour consolider leur domination. « Dans l’échelle des créatures il n’y a que l’homme pour inspirer un dégoût soutenu… » Précis de décomposition. « Ne pas perdre de vue que les opprimés sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs… » C'est pourquoi Cioran n'établit que le strict minimum de compromis avec la race humaine. Et d'ailleurs il n'écrit pas pour les hommes mais contre Dieu. Le seul combat qui mérite d’être mené, et encore, c’est le combat contre Dieu et la religion. Ce n’est déjà pas si simple, mais que dire du combat contre sa propre Espèce ? Il est inconcevable, contre nature. Ce n'est qu’une vue de l’esprit. L’antiprocréationnisme est intimement lié à la prise de conscience du non-sens de la vie. Un non-sens qui est la conséquence de la disparition du sens divin, du sens religieux. Conséquence aussi de la disparition du sens de l’histoire et donc de la fin du mythe de l’avènement de la société sans classe et des matins qui chantent. De la disparition aussi du sens de l’amour qui aujourd'hui n’est plus que ce qu’il est, c’est à dire la manifestation de l’instinct de reproduction de l’espèce, dont le seul but est la perpétuation des gènes. L’antiprocréationnisme est la seule voie de celui qui pense qu’il est déjà trop tard pour croire en la solution que les rares sages d’aujourd’hui proposent : une révolution de la conscience, un respect de soi, des autres et de l’environnement ; en deux mots, une éthique de la responsabilité individuelle et collective. L’homme n’en est pas capable, il lui faudrait encore mille ans d’initiation. L’antiprocréationnisme est une révolte d’autant plus forte qu’elle est non violente, qu’elle n’attaque personne. C’est en même temps le plus subversif des moyens d’affronter l’absurde cruauté du monde. L’antiprocréationniste n’a aucune mauvaise conscience, il rejette dans la poubelle des religions et de l’histoire, la culpabilité que toute société tente de faire porter à l’homme. Il ne se considère nullement responsable des misères du monde qui ne résulte que de la prolifération. En revanche il ne cesse d’invectiver tous les soi-disant bons samaritains qui le spolient continuellement sous le fallacieux prétexte d’améliorer les souffrances de millions de procréateurs irresponsables. De bons samaritains qu’on rencontre bien souvent à la une des journaux, dans la rubrique des abus de biens sociaux et autres détournements, à côté de tous les escrocs aux bons sentiments et autres maîtres chanteurs de la souffrance et de la misère. Prêcher l'antiprocréationnisme est une gageure. Le mot lui-même n'existe pas! L'antiprocréationnisme n'est en fait que l'expression d'une provocation. C'est jeter une pierre vers le soleil, même si on le sait inaccessible. C'est cracher dans la soupe primitive, en sachant très bien que rien jamais ne pourra saper les fondements de l'Ordre Naturel, quand bien même il nous paraît inique. C'est aussi une façon d'aiguillonner veaux, bœufs, moutons et autres pigeons qui nous insultent par leur béatitude. Une sorte de sadisme pour martyriser ceux qui, comme les insectes, nous agacent tant ils semblent en deçà de la souffrance. Parce qu'on n'a pas encore atteint la hauteur du détachement de Cioran : « Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l'on commet un crime, et qu'il vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisqu' aussi bien lorsqu'ils s'éveillent on n'a rien à leur proposer… » De l'inconvénient d'être né. Où qu’on se situe dans la sphère de la lucidité, on se retrouve inévitablement face à Cioran. Sa perspicacité est totale, son recul vis à vis du monde, lui ont permis d’approcher l’ultime synthèse de l’Être et du Non-Être, du né et du non-né. Il s’agit de ce que les épicuriens, les stoïciens et les sceptiques grecs appelaient ataraxie, la quiétude absolue, l’absence totale de préoccupation de soi, le sentiment du moi dissous dans les profondeurs de l'esprit, dans l’ensemble des autres êtres et de toute chose, là où aucun mal ne peut plus l'atteindre. Il s'agit aussi bien sûr de ce que le Bouddha entendait par le nirvâna, l’extinction des passions et des douleurs et la certitude de ne plus jamais renaître à travers sa progéniture. En effet la ré-incarnation, relève de croyances populaires et n’a aucun sens pour le bouddhisme originel, puisque la migration de la conscience d’un corps à un autre contredit l’idée même de Vide, de vacuité de soi, du relativisme des perceptions. D’autre part le concept d’âme est complètement étranger au vocabulaire bouddhiste. Seul un descendant des Bogomiles, venu des confins de l’Orient et de l’Occident, pouvait se fondre dans une telle révélation. « Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père…» Cioran, De l'inconvénient d'être né. Extraits de « Bienheureux les stériles » |
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